LIVRES HEBDO, Kerenn Elkaïm, vendredi 1er septembre 2017


Avant-critique : Eros et Thanatos »

« Avec une fable mémorable, sur une lignée de femmes redoutables, Eka Kurniawan signe un chef-d’œuvre.

Il y a bien longtemps, Halimunda n’était qu’une vaste étendue déserte de marécages et de forêts brumeuses. Grâce au souffle brûlant d’un écrivain indonésien, cette terre hostile se transforme en cité imaginaire, peuplée d’êtres extraordinaires. C’est là que le maestro Eka Kurniawan situe son premier roman. Les publications n’étant pas toujours chronologiques, la France a d’abord découvert L’Homme-Tigre (Sabine Wespieser, 2015), qui paraît en Folio. Aller à la rencontre des Belles de Halimunda signifie plonger au cœur d’un univers hypnotique. Celui d’une lignée de femmes de toute beauté, portée par Dewi Ayu. Pourquoi cette prostituée solaire surgit-elle de sa tombe vingt ans après sa mort ? Quelle est l’histoire de cette grande dame respectée ?

D’origine néerlandaise, elle porte une malédiction, transmise de génération en génération. À l’instar de cette ville, près de Java, occupée à plusieurs reprises. Une situation qui déteint forcément sur les habitants. Dewi Ayu n’est qu’une jeune fille lorsqu’elle est déportée au Bloedenkamp, le camp sanglant. Cette prison bien plus répugnante qu’une soue à cochons est tenue par des militaires japonais. Malgré des conditions déplorables, l’héroïne déploie des trésors d’ingéniosité pour créer un semblant de vie.

Mais un jour, la captive de guerre Dewi Ayu est repérée pour sa sublimité. Elle rejoint alors la somptueuse demeure de la mère Roussette. On lui avait appris toute petite à n’avoir peur de rien. Aussi accepte-t-elle son sort de prostituée à Halimunda. Au fil des années, avec son caractère bien trempé, elle acquiert une forme d’indépendance et de respectabilité. Dewi Ayu met au monde trois petites filles, de pères inconnus. Chacune hérite de sa splendeur légendaire.

L’aînée, Alamanda, tombe follement amoureuse d’un jeune communiste, mais elle joue avec le feu en séduisant un homme ultraviolent, le shodancho. Ce colonel, assoiffé de pouvoir, dirige la ville de Halimunda. L’échec n’étant pas son mantra, il viole Alamanda pour la conquérir. Souillée à jamais, elle lave sa honte en épousant son bourreau, mais pas question de lui céder son cœur ou son intimité. Ses sœurs vont connaître des histoires d’amour houleuses, parfois douloureuses. Aussi leur mère, Dewi Ayu, espère-t-elle enfanter une fillette hideuse.

Loin d’être une bluette, ce roman intense est un conte magistral. Eros et Thanatos s’y affrontent dans un duel cruel, avec en toile de fond l’histoire de l’Indonésie. Les stigmates de l’occupation coloniale, des conflits armés, de l’indépendance, de la vengeance envers les communistes ou de la dictature imprègnent tous ces personnages, féminins et masculins. Une galerie probablement nourrie par l’enfance d’Eka Kurniawan. Élevé par ses grands-parents, il a été bercé de légendes, de superstitions et d’histoires magiques. Un roman aussi formidablement vivifiant, passionnant et jubilatoire que Cent ans de solitude de García Márquez. »