L’OBS, Jérôme Garcin, jeudi 2 mars 2023


L’eau et les rêves

On se souvient, dans « Nelly et Monsieur Arnaud », l’ultime film de Claude Sautet, du soupir accablé de Michel Serrault en regardant l’ordinateur sur lequel Emmanuelle Béart saisit les pages de l’autobiographie qu’il lui dicte : « C’est ça qui est effrayant. Une mémoire et pas de souvenirs. » Michèle Lesbre, qui cite cette repartie, n’a pas besoin, comme Monsieur Arnaud, d’une secrétaire pour enregistrer ses souvenirs et les empêcher de disparaître. Elle ne délègue pas son passé. Elle ne sous-traite pas ses origines. Pour la première fois, à 83 ans, la romancière de « La Petite Trotteuse » et du « Canapé rouge » délaisse en effet la fiction et se laisse porter par le courant jusqu’à la source de son enfance. Le sous-titre de son récit bachelardien est clair : « Rives et Dérives ». Sur les quais, les berges, les chemins de halage, elle remonte, à pied (Michèle Lesbre n’est pas une nageuse, comme Chantal Thomas, mais une marcheuse des bords de l’eau), les fleuves et rivières dont sa mémoire et sa bibliothèque sont pleines : le Danube bleu de Claudio Magris, le Pô de Paolo Rumiz, la Vltava de Václav Havel, la Marne de Jean-Paul Kauffmann, la Seine d’Eugène Dabit ou la Loire de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil. Laquelle ne ressemble pas à la Loire coulant dans la campagne roannaise, où vivaient les merveilleux grands-parents de l’écrivaine, Léon et Mathilde, dont la photo en noir et blanc ouvre ce livre de gratitude et de fidélité. « Certains morts, dit-elle d’eux, ne meurent jamais vraiment. »

De rive en rive, et d’un siècle l’autre, l’ancienne institutrice n’a qu’une idée en tête : longer la Furieuse, du côté de Salins-les-Bains. C’est un affluent de la Loue, où « Courbet se baignait enfant, où il s’est baigné jusqu’à la fin de sa vie. », et où, saisie par l’émotion quand elle s’en approche, elle éprouve une telle joie qu’elle doit retenir ses larmes (« Le bonheur m’a toujours fait pleurer »). Que ce livre pondéré, à la prose si mélodieuse et soyeuse, emprunte son titre au nom impétueux de cette rivière n’est ni un contre-sens ni un oxymore. Car il y a aussi, chez la stoïcienne Michèle Lesbre, fière d’habiter « sur les traces de la Commune », une révoltée. Contre Orbán qui chasse les migrants ou Poutine, qui envahit l’Ukraine. La paix, elle la retrouve seulement dans la « patrie lumineuse » de son enfance, sur laquelle veille un grand-père tant aimé, qui ressemblait à Mauriac, cueillait les champignons, écrivait des poèmes, lisait Jules Romains et, comme tous les pêcheurs à la ligne, « tentait désespérément de ralentir le monde ». Aujourd’hui presque aussi âgée que lui à l’instant de mourir, sa petite-fille a retenu la leçon. Elle écrit au-dessus de l’eau pour ralentir le monde.