LUXEMBURGER WORT, Sophie Guinard, samedi 13 février 2016


« Soudain, au milieu de nulle part… »

« Qui se souvient d’Ambrose Bierce, disparu à la frontière mexicaine en 1914 alors qu’il cherchait à rencontrer Pancho Villa ? Trois théories s’affrontent pour expliquer sa mort et trois lieux possibles d’inhumation existent pour sa dépouille : voilà donc trois endroits à visiter pour Dale, un sympathique universitaire qui a fait de cet écrivain et journaliste américain son sujet d’étude.

Il est marié depuis plus de vingt ans avec Hoa qui décide de délaisser pour quelques jours son atelier de céramiste pour l’accompagner dans le désert de Chihuahua. Ils forment un « vieux » couple qui a la sérénité de ceux qui s’aiment et un fils qui leur cause bien des soucis. Soudés par le chagrin, ils partagent intimement le sentiment d’être responsables de ce qui lui est arrivé et se bricolent une vie autour de ce silence. Dale et Hoa envisagent ce voyage comme un changement de routine, la recherche d’une nouvelle intimité dans une douce quiétude, un temps de convalescence et de renouveau. La voiture roule à travers le désert, les arrêts dans des lieux tous plus désolés les uns que les autres sont rares, les pistes mauvaises et les autochtones rencontrés pas toujours aimables. À l’intérieur de l’habitacle monte peu à peu la lassitude, puis une certaine exaspération, des mots regrettables sont prononcés.

Ce roman qui est aussi, et peut-être avant tout, un hommage magistral au désert, personnage à part entière, commence par un épisode très violent. Après avoir assassiné un homme dans sa salle de bains, son meurtrier relooke étrangement et macabrement des ballons de foot. On le verra les lancer à des jeunes dans de courts chapitres qui s’intercalent avec le récit principal. Quels liens avec notre road movie tout en mélancolie et contemplation ?

Commencé comme la narration d’un agréable voyage de travail, ce livre devient une réflexion pertinente sur le couple, l’amour, la violence et l’instinct de survie. Omniprésence des éléments hostiles, analyse du ressenti des personnages, stratégies de survie psychologique et physique, autopsie de ce couple qui souffre : c’est avec une certaine fascination que l’on suit les éléments de ce qui se transforme au fil des pages en une véritable odyssée. L’écriture est très agréable, ample et poétique, la construction du récit est maîtrisée et la tension va crescendo jusqu’au dénouement final. Forrest Gander, né dans le désert des Mojaves, est géologue et poète : il connaît donc son sujet. Doué de plus d’une grande empathie pour ses personnages, il tire de son amour des mots et de sa connaissance du désert un western moderne extrêmement plaisant. »