MIDI LIBRE, entretien avec Laure Joanin, dimanche 12 mars 2023


« Ce sont toujours les gens de peu qui retiennent mon attention »

Un roman de toute beauté qui ravive un grand moment de l’histoire ouvrière à Lyon en 1869.

Ce livre évoque la première grève de femmes connue il y a 154 ans à Lyon…

C’est lors de l’écriture de mon précédent livre, Charbons ardents, qui revenait sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, qu’a commencé à se dessiner cette histoire sur cette grève des ouvrières de la soie, à Lyon en 1869.
J’avais été remuée par le fait que la place des femmes avait été très minimisée lors de cette marche. L’histoire a retenu la première grève des ouvrières des fabriques d’allumettes en Suède et en Angleterre en 1880, mais celle des ovalistes de Lyon en 1869 est totalement inconnue. L’enjeu de ce livre était de mêler quatre femmes de fiction à ces 2 000 ouvrières qui se sont révoltées pour obtenir de meilleures conditions de travail. C’était cette liberté-là que je recherchais, écrire avec ces inconnues, leurs silences…

Quelle était la vie de ces ovalistes ?

Le terme d’ovaliste, qui au passage m’a enchantée parce que l’ovale, contrairement au cercle, permet un pas de côté, était exclusivement réservé aux femmes qui apprêtaient le fil de soie sur les bobines des moulins. C’était un emploi sous-qualifié tenu par des jeunes filles de la campagne ou du Piémont, souvent enlevées par des rabatteurs.
Elles ne savaient ni lire ni écrire, et que dire de leurs conditions de travail ? Douze heures debout, dans le bruit et la poussière qui ruinait les poumons, un salaire de misère et un lit dans un galetas sordide chez le patron. Mais dans cette absence de vie, la grève va changer la donne. Elles sortent dans la rue à une époque où c’était très mal vu pour une femme, elles crient, vont dans les cafés, demandent égalité et justice… On les considère comme des débauchées. Au bout d’un mois de grève, beaucoup finiront en prison. Elles obtiendront certes une réduction de travail de 2 heures, mais ça ne sera jamais appliqué…

Vous projetez vos quatre héroïnes dans une course de relais imaginaire qui les conduit à la révolte et à l’émancipation. Pourquoi cette analogie ?

La vitesse est partout dans mes livres. Beaucoup de mes personnages, à l’exemple d’Aubin dans Le Neveu d’Anchise, courent ou marchent vite. Non pas que j’aie moi-même une passion pour la course. Mais disons que je suis une écrivaine du genre sprinteuse plutôt que coureuse de fond.
De plus, quand j’ai commencé l’écriture de ce livre, je n’arrivais pas à imaginer le traiter sur le mode historique. C’est en visualisant ces quatre personnages de fiction en relayeuses que j’ai compris comment attraper cette histoire. En les faisant courir à une époque où les femmes ne couraient pas, je faisais d’elles nos contemporains. Nous sommes les héritières de ces femmes, elles sont seules dans la course et, en se passant le relais, elles vont former un chœur.

Depuis trente ans, vous faites résonner les destins silencieux de la mémoire collective…

Oui, c’est bien cela que j’ai à cœur. Et c’est cela qui me donne cette liberté d’écrire, avec ces silences, cette manière de parler qui n’est pas d’emblée acquise à la littérature, ces pas de côté, ces marginalités. Ce sont toujours les gens de peu qui retiennent mon attention. Ce n’est pas parler à leur place, ni rendre hommage. Tout cela serait faux. On ne peut pas parler à la place des gens, mais avec eux… C’est plutôt un travail de recueil de voix.

Trouver une fraternité

Même si les revendications des ovalistes de Lyon en 1869 n’ont évidemment plus rien à voir avec celles des mobilisations sociales de ce printemps 2023, quelque chose néanmoins est toujours à l’œuvre pour Maryline Desbiolles… « Nos gouvernants oublient toujours que les manifestations sont des moments de joie et d’exaltation. Prendre et occuper la rue, crier les mêmes slogans, c’est se réapproprier quelque chose de confisqué, trouver une fraternité. Et ça, cela n’a pas changé depuis les ovalistes. Je trouve ça plutôt sain, car le danger, selon moi, c’est de vivre cloisonné, replié sur soi. »