RTBF, « Les Grenades », Fanny De Weeze, dimanche 19 mars 2023


Elles s’appellent Eve, Stéphanie, Corinne, Lucie, Nicole, Lola, Charline, Laurence, Kenza, Manon, Jamila et Colette… Elles sont douze et sont toutes les héroïnes du premier roman de Camille Froidevaux-Metterie, Pleine et douce, édité chez Sabine Wespieser éditeur en janvier 2023.

De l’essai à la fiction
De par son métier, philosophe, Camille Froidevaux-Metterie écrit des essais qui touchent aux questions du féminisme. Ses livres parcourent la condition féminine et son sujet de prédilection est surtout ce que la société fait du corps des femmes. Avec La révolution du fémininUn corps à soiLe corps des femmes : la révolution de l’intime et Seins en quête d’une libération, elle explore l’intime et questionne nos identités et nos particularités.

Toujours avec un sens de la recherche et de la justesse, ses essais peuvent être considérés comme minutieux. En se saisissant de la fiction, elle touche avec une simplicité déconcertante le plus grand nombre pour distiller l’objet de ses champs d’études.

Ce passage d’une écriture d’essais à celle de fiction lui a permis de s’affranchir du ton plus théorique de ses précédents ouvrages.

Des ponts entre les générations
Toutes et tous se préparent à la fête organisée pour l’arrivée d’Eve dans la famille. Sa maman, Stéphanie, a bénéficié d’une procréation médicalement assistée pour assouvir son désir de maternité. Si cette décision est acceptée par l’ensemble de la famille, seule Nicole, la mère de Stéphanie, trouve ce projet aberrant et grotesque.

Et lorsque Stéphanie décide de proposer à Greg, son meilleur ami homosexuel, d’être le père intime de la petite, c’en est trop pour cette mère désagréable et bondée de ressentiments à l’égard de ses filles.

Bien que la naissance d’Eve soit le point de départ, elle n’en est pas pour autant le thème central du roman. En donnant la parole à chaque personnage, en commençant par celle, enfantine, d’Eve, Camille Froidevaux-Mettterie diagnostique les étapes de la vie d’une femme, de ce qu’elle va ou peut connaitre.

Le roman s’amorce par le regard de ce bébé de six mois qui analyse les mots gentils qu’il reçoit et qui portent déjà en eux le poids d’être une petite fille : « Et tout a recommencé, les grimaces, les chatouilles, ce langage inepte par lequel les adultes imaginent se faire mieux comprendre des nourrissons, litanie exaspérante de questions systématiquement dédoublées : Elle est pas trop mignonne, cette choupinette ? Elle est pas trop mignonne ? Tu vas en faire des ravages, toi ma belle, hein ? Tu vas en faire des ravages… »

Avec humour et dérision, Eve commence ce récit et la suite est tout aussi empreinte de légèreté et de gravité selon les femmes qui apparaissent. Toutes parlent en « je », ce qui donne une entrée efficace dans chacune de leur vie.

Le roman se porte sur les douze adultes et adolescentes qui gravitent dans la famille avec tous les bouleversements minimes ou importants qui peuvent altérer l’image de soi. Sans dévoiler chacune des personnages, nous aurons avec elles une vision complète de ce qu’est être une femme et une jeune fille, et également des injonctions qui nous incombent et des libertés que l’on acquiert coûte que coûte.

Portraits en choral
À défaut d’intrigue à proprement parler, Pleine et Douce se consacre aux déploiements des pensées intimes des personnages. Les parties s’enchaînent et gardent un rythme soutenu grâce aux rebondissements dans chacun des portraitsEn peu de pages par chapitre, Camille Froidevaux-Metterie arrive à révéler son personnage, ses aspirations et ses doutes.
Chaque chapitre possède sa propre voix et le tout est donné avec un choix d’intonation propre à chaque personnage. L’adolescente sera plus enjouée, la vieille femme parlera de remords et de regrets, la femme trompée sera emplie de doutes. Si bien des sujets sociétaux et féministes sont abordés, chacun d’eux est transmis de génération en génération, d’amies en amies.

À l’instar des trois filles, qui à leur manière, essaieront de se défaire de Nicole ; leur « gorgone de mère »Mais les blessures sont sans doute trop profondes pour expurger tout le mal accumulé. Les sœurs auront à cœur de se forger une nouvelle famille, entourées d’amies choisies.

Les hommes n’ont pas voix au chapitre, la constellation féminine assure et assume le récit d’un bout à l’autre.

Prolongation de l’œuvre
Certains livres comme Fille de Camille Laurens, les livres d’Annie Ernaux (La Femme geléeMémoire de filleLes Années), Fille, Femme, Autre de Bernardine EvaristoElles de Alba  de Céspedes font écho à ce roman sur la condition féminine. Pleine et Douce s’ajoute à cette liste, avec ses beaux portraits de femmes.

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