TÉLÉRAMA, Marine Landrot, mercredi 24 mai 2023


Née dans une famille protestante et puritaine d’Irlande du Nord, Jan Carson a découvert le goût de la liberté et de la révolte dans les livres. Elle explore avec finesse le silence et la rigidité qui aliènent sa communauté dans Les Ravissements. Elle est l’invitée d’Étonnants Voyageurs, à Saint-Malo.

Elle a quelque chose de Marianne Faithfull dans le visage. Même aplomb cendré, même extravagance diaphane. La comparaison l’honore et la fait rire. Si vous lui aviez dit, enfant, qu’elle aurait plus tard une légère allure de pop star, Jan Carson n’aurait pas compris de quoi vous parliez. Ce genre de musique n’entrait pas dans sa maison, où la télévision n’était allumée qu’à de rares exceptions, sous haut contrôle parental. Aller au cinéma ? Un péché presque mortel. Jan Carson n’y mit les pieds pour la première fois qu’à l’âge de 18 ans. Quant à ses lectures, elles devaient faire partie des ouvrages bien-pensants sélectionnés par la paroisse. « Quand j’en parle maintenant, surtout à l’étranger, les gens me demandent si je vivais dans une secte. Je réponds que dans ce cas, on était des centaines de milliers à grandir dans la même secte ! » plaisante aujourd’hui Jan Carson, élevée dans l’une des deux bulles communautaires, catholique et protestante, encore trop étanches à son goût, qui composent l’Irlande du Nord.

Son enfance corsetée par le puritanisme ne remonte pourtant pas à des temps ancestraux. La romancière est née en 1980, dans une famille protestante, assidue à l’église sept jours sur sept. Hannah, l’héroïne terriblement attachante de son livre Les Ravissements, s’inspire directement de la petite fille qu’elle fut, biberonnée au lait biblique jusqu’à sa majorité, voire au-delà : « Le retour du Seigneur était proche, écrit Jan Carson. Hannah avait écouté tous les dimanches, absorbant l’Apocalypse comme une petite éponge. Les quatre cavaliers. L’Antéchrist. Le sceau de la Bête. Elle était tellement rongée d’inquiétude qu’elle avait presque perdu la tête. C’est une chose de savoir que le monde finira un jour, une autre de comprendre que ça se passera de son vivant. »

Ce que la jeune Jan ignorait, c’est que le monde qui allait finir de son vivant serait suivi d’un autre, infiniment plus féerique, dont elle serait la créatrice par l’écriture. Non pas qu’elle ait tant souffert de l’entre-soi calfeutré de son enfance : « Ce que je vivais me semblait la norme. Aujourd’hui, grâce à Internet, c’est presque impossible de grandir avec de telles œillères. Mais dans les années 80, en Irlande du Nord, les quartiers, les écoles ou les clubs de jeunesse étaient constitués de personnes toutes semblables. On n’avait du conflit en Ulster qu’une conscience lointaine, absolument pas articulée. Nos familles avaient grandi dans ce monde fermé, sans rien connaître d’autre. Comment devenir ouvert d’esprit du jour au lendemain dans ces conditions ? Je ne veux pas leur jeter la pierre… Le principal écueil, c’est de croire que les enfants vont maintenant tout réparer. Si personne ne leur a appris l’empathie, si personne ne leur a montré que la ségrégation est mauvaise, comment connaîtraient-ils une soudaine épiphanie en se disant qu’il faut vivre ensemble, désormais ? »

Malgré la rigidité de son environnement, l’intuition d’un ailleurs travailla très tôt la future autrice, grâce à des lectures clandestines à la bibliothèque, où sa mère la laissait, le temps d’aller faire les courses. La découverte de Roald Dahl stimula sa révolte intérieure : « Ma vie a changé le jour où j’ai ouvert Le Bon Gros Géant. Quel régal ! C’était plein de vie et de folie, joyeusement irrévérencieux, aux antipodes des livres convenables, avec des personnages d’enfants trop sages, que j’avais à la maison. » À 8 ans, dans ce lieu de toutes les transgressions secrètes, Jan Carson dévore les romans policiers d’Agatha Christie. À 10 ans, elle passe à Jane Eyre et Tess d’Uberville, une révélation : « Ces romans ont littéralement fait voler mon esprit en éclats. Ils présentaient des héroïnes fortes, capables d’exprimer leurs désirs profonds, aux antipodes du climat de répression des femmes dans lequel j’avais grandi. » Son éveil féministe passe alors aussi par un changement de regard sur la condition des hommes et la découverte de leur propre aliénation. Les romans de Jan Carson sont peuplés de personnages masculins magnifiques, perdus et volcaniques, soumis à l’intenable injonction de taire leurs émotions. Un père déviant, vouant une haine raciste au fils qu’il a eu avec une aide-soignante philippine, après des années de célibat, dans Les Ravissements. Un médecin mystérieusement transparent qui élève seul son bébé, pendant que, de l’autre côté de Belfast, un va-t-en-guerre bouillonnant est confronté à l’impénétrabilité de son adolescent dans Les Lanceurs de feu : « Je suis très intéressée par l’infirmité émotionnelle des hommes, par leur inaptitude à regarder leur paysage intime, que le conflit en Irlande du Nord a exacerbées. On leur a toujours répété : quoi que tu saches, quoi que tu aies subi, ne dis jamais rien. La pratique du silence est profondément ancrée en eux. À leurs yeux, parler est synonyme de danger. »

Ces dernières années, Jan Carson a beaucoup animé des ateliers d’écriture avec des groupes d’hommes de tous âges et de tous milieux : « Je réunis des protestants et des catholiques, et je leur dis : allez, on va écrire des histoires ensemble. Au début, ils me regardent du coin de l’œil et maugréent dans leur barbe. Et puis ils commencent à raconter des choses incroyables, et je me rends compte que personne ne s’est jamais assis pour les écouter. Ce genre de travail est très important dans les sociétés qui ont connu des conflits. » Mais il faut du temps. Les accords de paix d’Irlande du Nord ont été signés en 1998, et Jan Carson se désole de voir que les mentalités tardent tant à changer, tout comme l’organisation de la société, qui peine à se mélanger. Elle attend, par exemple, que soit brisé le silence sur les abus de l’Église protestante, comme l’Église catholique a eu le courage de le faire.

Son engagement passe par la littérature, qu’elle teinte de « réalisme magique », inspiré par les auteurs sud-américains comme Gabriel García Márquez dont elle admire plus que tout « le recours au surnaturel pour aborder les questions politiques et sociales ». Elle a écrit une petite dizaine de livres, nous n’en connaissons que deux en France. Ceux dont elle est le plus fière. Les autres sont surtout des recueils de nouvelles, genre noble très populaire en Irlande du Nord où « si tu écris des romans, on va te dire : ok, c’est pas mal mais où sont tes histoires courtes ? ». Lire des nouvelles de Jan Carson ? On n’aurait rien contre, en France.