WWW.MEDIAPART.FR, Dominique Conil, dimanche 24 août 2014


« De nouveaux écrivains revisitent le roman d’apprentissage »

« Peut-être avez-vous déjà vu ou entendu Marion Richez. Dans l’émission Philosophie d’Arte, où elle est venue parler du corps – son sujet de recherche – ou de la joie. Peut-être dans le long-métrage qu’Abraham Segal a consacré à Camus. Peut-être sur une scène de théâtre, Marie-Madeleine ou la Religieuse de Diderot. À l’évidence, elle aime le changement et brouille les catégories. Et c’est précisément une mutation que conte son premier roman, voire une métamorphose. Conte est le juste mot ; le récit en épure, habité, au bord de la magie, sans effet mais avec scansion, s’il aborde le thème de la réussite, le déborde largement.

Il était ainsi, une fois, Marjorie, jeune femme claire et froide, qui de l’ENA à un cabinet ministériel où elle officie comme plume, accomplit un parcours social sans faute, et un parcours humain sans affect aucun. La famille est loin, et même étrangement tenue à distance. […] La voie est toute tracée, les vêtements de qualité, l’automobile puissante et solide.

Puis il y a ce coup de téléphone, un numéro connu, celui de l’enfance et de la maison. Un premier basculement – à peine – son père est mourant. Rouler trop vite, bifurquer, se tromper de route, traverser à toute allure des villages morts, éclairés d’un réverbère qui les distingue à peine du reste. Elle fuit au lieu de se rapprocher et soudain le choc, énorme, le sang sur le pare-brise, l’animal agonisant à quelques mètres. Je sens son odeur de bête pure ; il sent la mienne, car il a comme un gémissement. Le basculement est ici porté par une errance dans les bois, des rencontres ; l’animalité et la sensibilité vont transformer l’executive woman, et la submerger. Le cerf tué l’habite.

Les odeurs, les laques, les crèmes, les vernis lui soulèvent le cœur. L’eau sent le chlore. Elle erre sur Google, cherchant des cerfs, des forêts. La première, sa vie professionnelle s’autodétruit. […] Et on le sait, les vacillements attirent les prédateurs et les ministres.

Dès lors – odeur du Minotaure, enfanté par une humaine éprise d’un taureau, puis enfermé dans un dédale – c’est dans un hôpital psychiatrique que s’inscrit l’essentiel de la seconde partie, en compagnie d’autres cabossés. […]

Les ministères et les collègues énarques se sont évanouis au loin, dans l’avant : Marjorie est attente vibrante, et même, elle sait pleurer.

Un conte, on vous dit, de ceux qui occupent les rêves, longtemps après. »