WWW.MEDIAPART.FR, Frédéric L’Helgoualch, vendredi 13 novembre 2020


Ce genre de petites choses, de Claire Keegan. Toile merveille

« Ce sentiment diffus que chacun a parfois de passer à côté de son existence« 

« En octobre il y eut des arbres jaunes. Puis les pendules reculèrent d’une heure et les vents de novembre arrivèrent et soufflèrent, perpétuels, et dépouillèrent les arbres. Dans la ville de New Ross, les cheminées crachaient de la fumée qui retombait et flottait en mèches échevelées, étirées, avant de se dissiper le long des quais, et bientôt la rivière, aussi sombre que de la bière brune, se gonfla de pluie. »

« Ce genre de petites choses (qui vient de sortir – calendrier terrible – chez Wespieser éditions) s’ouvre par une composition faussement aisée qui entraîne (absorbe, littéralement) dans son univers le nouvel entrant. La délicatesse est devenue un mets rare et précieux et le dernier ouvrage de la femme de lettres Claire Keegan, figure de proue de la nouvelle génération littéraire irlandaise, se doit donc d’être traité avec maints égards tant ce court récit d’une centaine de pages envoûte son lecteur, le transporte vers les plus hauts sommets du sensible sans jamais ni forcer les obliques ni dénaturer les lignes de force de son harmonieux tableau. Pas de folie baconienne ici (quitte à filer la métaphore picturale) : plutôt un faux académisme à la Jack Butler Yeats, la description classique d’un paysage rude, garantie d’une identité marquée, gage d’authenticité insulaire mais soudain, un détail de faire basculer le sens entier de la toile. « Dans la rue, un chien léchait quelque chose à l’intérieur d’une boîte de conserve, qu’il poussait bruyamment du museau sur le trottoir gelé. Déjà les corneilles s’activaient, avançaient de biais dans les rues, lançaient pour certaines de petits croassements et des croassements plus longs, continus, comme si elles trouvaient le monde quasi inadmissible. » Un régal littéraire  économe en mots mais prodigue en émotions qui plonge ses personnages dans le décor hivernal de la très catholique île d’émeraude en 1985 où la cruauté sans âge des conventions règne encore, intransigeante. La communauté s’observe et se tient elle-même bride serrée, chapelet en main.

« Des commères restaient en bordure immédiate de l’allée centrale pour ne rien rater du spectacle, guettant une veste ou un corsage neuf, une coupe de cheveux, une claudication, n’importe quoi sortant de l’ordinaire. Lorsque le vétérinaire s’avança, un bras en écharpe, il y eut des chuchotements, puis la postière qui avait eu les triplés arriva, coiffée d’un chapeau de velours vert. »

Bill Furlong, marchand de bois et charbon apprécié d’un village sans histoires s’active : Noël approche, les commandes s’enchaînent. Les gestes du quotidien sont décrits avec attention voire lenteur, comme pour mieux souligner la routine rassurante et donner l’impression au lecteur de devenir les yeux du personnage. Sa femme Eileen est une gestionnaire exemplaire, une épouse attentionnée; ses cinq filles grandissent dans ‘le bon sens’ (« parfois Furlong, en voyant les filles accomplir les petites choses requises – faire une génuflexion dans la chapelle ou remercier un commerçant pour la monnaie -, éprouvait une joie profonde, secrète, à l’idée que ces filles étaient les siennes« ). La sinistre silhouette du couvent de la Madeleine ( les redoutables Magdalene asylums. Le dernier ne fermera qu’en 1996) surplombe la bourgade, verre pilé sur ses hauts murs, menace silencieuse, présence oppressante, rappel à tous les parents d’adolescentes du coût très élevé par ici des velléités libérales. Par petits coups de pinceau à peine visibles, Claire Keegan vient troubler l’idéal apparent, la perfection d’une vie modeste mais satisfaite. « Décembre fut le mois des corneilles« . Dans ‘Les trois lumières’ et ses nouvelles antérieures l’auteure jouait déjà de ce sentiment diffus que chacun a parfois de passer à côté de son existence.

« Elle ramena ses cheveux par-dessus son épaule, et Furlong entraperçut son sein, libre, sous le coton […] Il demeura un moment à s’imprégner de la paix de cette pièce simple, laissant une partie de son esprit libre de vagabonder et d’imaginer comment ce serait de vivre ici, dans cette maison, avec elle pour épouse. Depuis peu, il avait tendance à se figurer une autre vie, ailleurs« .

La période des fêtes encourage les souvenirs de l’enfance à remonter à la surface de la conscience, plis imperceptibles mais ô combien puissants. Bill, fils d’une fille-mère recueille par une bourgeoise protestante, Mrs Wilson, revoit « la bouche tordue par un affreux sourire » de l’employé lui tendant des années plus tôt une copie de son acte de naissance. « Inconnu était le seul mot écrit dans l’espace où le nom de son père aurait pu figurer. » Une anecdote lancée innocemment telle une légère nuance posée sur la toile et le lecteur d’imaginer les humiliations passées, les railleries, les regards en coin et les douleurs intimes derrière l’image lisse aujourd’hui de l’artisan reconnu. Sans éclat de voix ni grands gestes, la mère supérieure de l’ordre se chargera d’ailleurs de lui rappeler le peu de chose qu’il est à ses yeux lors d’une confrontation aussi feutrée que sauvage. « Je ne comparerais pas une seule seconde Notre Seigneur avec ces individus-là » lancera-t-elle encore à propos des bateliers étrangers actuellement en ville, prouvant définitivement la singularité de sa lecture des Évangiles.
« Tu es un honneur pour toi-même » lui avait lancé Mrs Wilson lorsque, après avoir bataillé avec un dictionnaire offert, le garçon d’alors avait surmonté son aversion pour l’orthographe. « Tu es un honneur pour toi-même » : sans doute le cadeau de Noël le plus important de sa vie.

Une main tremblante dans la pénombre, un souffle coupé par le froid, un bébé bientôt vendu et le sinistre et incessant bruit des clés tournées par les nonnes : cette leçon de vie de reprendre tout son sens bientôt dans l’esprit de Bill Furlong, héros ordinaire dépeint et transfiguré par le talent évocateur de Claire Keegan, orfèvre de la fêlure. Une construction aussi habile que le style est limpide, l’acuité remarquable et le message universel. Un ouvrage qui attache de petites ailes aux pieds de son lecteur. Malgré la période difficile du confinement, le bouche-à-oreille (c’est une image, parce qu’en ce moment…) devrait porter haut cette petite merveille raffinée, puissante. Car ce livre fait tout simplement…un bien fou. »

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