WWW.REVUEPROJECTILES.COM, Nassuf Djailani, décembre 2020


Ce genre de petites choses est un roman bouleversant signé par la romancière et nouvelliste irlandaise Claire Keegan et publié cet automne chez Sabine Wespieser à Paris. Livre après livre elle surprend par la brièveté, la justesse et la puissance de ses histoires. Elle aime le court, l’intense, l’efficacité. Ce genre de petites choses explore les tourments d’un homme, d’une région, d’un pays, l’Irlande. Nous sommes dans un village où des jeunes femmes sont réduites en quasi esclavage dans une institution religieuse, l’État sait mais ferme les yeux, dans le village tout le monde est au courant mais regarde ailleurs. Au milieu, il y a un homme Bill Furlong qui tombe nez à nez avec l’horreur. Il tente de recomposer le puzzle de ce pays fracassé tout en interrogeant sa propre histoire. Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Quel a été le secret de sa mère disparue très tôt ? Qui était son père ? Qui sont ces jeunes femmes qui lui demandent de les sauver ? Au centre il y a l’Église et son silence avec cette question comme une lame de fond au roman : « Était-ce possible de continuer durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ? » s’interroge le personnage. Un roman poignant, déchirant même, dont nous parle son auteure qui n’a pas tenu à répondre à un entretien classique. Claire Keegan n’a pas « l’intention d’interférer entre le lecteur et le livre ». Nous avons tenté ici de restituer fidèlement ses réponses à nos questions, grâce à l’aide de sa traductrice Jacqueline Odin.

Rencontre.

PROJECT-ILES : L’une des forces de ce roman c’est ce génie de la suggestion, comme si c’était au lecteur frustré de continuer à combler les trous, c’est cela le secret d’une bonne histoire ?

Claire Keegan : Je crains de ne pas être très douée pour analyser mon propre travail, ce n’est pas dans mon caractère ; je préfère composer l’histoire elle-même et laisser l’analyse et l’interprétation du texte au lecteur. Vous connaissez peut-être cette citation de Flannery O’Connor : « Une histoire est une façon de dire quelque chose qui ne peut être dit autrement, et chaque mot de l’histoire est nécessaire pour exprimer le sens. »

Eh bien, je suis complètement d’accord avec cette manière de penser. La fiction que j’admire le moins analyse les événements, non du point de vue du personnage, mais du point de vue de l’auteur. Dès lors, l’auteur s’interpose entre le lecteur et le texte. Je n’aime pas sentir la présence de l’auteur pendant que je lis.

Je suis certaine que vous connaissez la célèbre citation de Flaubert : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. »

Par conséquent, je crains de ne pouvoir répondre à la plupart de vos questions – je n’ai aucune envie de passer la tête et de m’immiscer dans l’expérience toute personnelle du lecteur, d’administrer ce petit monde intime. Je ne peux pas non plus vous apprendre grand-chose sur la magie de l’écriture littéraire ou sur son fonctionnement ; si je le pouvais, ce ne serait sans doute pas de la magie, au bout du compte ! En vérité, nous ne savons pas ce que nous faisons pendant que nous avançons, ne savons pas ce que nous allons découvrir ou trouver – comme écrivains, comme êtres humains. Comme écrivains, il faut simplement que nous nous fassions confiance et persévérions jusqu’à atteindre un point où nous sentons que nous ne pourrons pas faire mieux (la majorité des gens abandonnent bien avant d’atteindre ce point) et que nous fassions confiance au lecteur en nous pour effectuer les choix esthétiques à mesure que nous avançons.

PROJECT-ILES : Ce qui tient en haleine c’est le tourment de Bill Furlong, cet homme qui a pourtant un travail, qui est entouré de tout l’amour de cette galerie de femmes, Eileen, Katheleen, Joan, Grace… Mrs Wilson, mais qui a l’air d’être étreint par une triste mélancolie, une absence, un gouffre qui manque de l’engloutir, à savoir l’absence du père. C’est prodigieux la façon dont vous le faites vaciller avant de le rattraper. Qui est cet homme funambule ? Que raconte sa douleur ?

Claire Keegan : C’est intéressant que vous suggériez (veuillez m’excuser si je me trompe) que Furlong ne devrait pas être tourmenté parce qu’il a autour de lui une épouse et des filles. D’après mon expérience, et je ne parle pas uniquement de mon expérience personnelle, les familles nombreuses ne contribuent pas forcément au bonheur. Plus de gens, cela peut parfois signifier seulement avoir davantage à affronter. Cela peut souvent signifier davantage de problèmes. La « grande famille heureuse » est une expression qui mérite un réexamen. La plupart des enfants avec lesquels je suis allée à l’école venaient de grandes familles. Certains d’entre eux savaient qu’ils n’étaient pas désirés.

PROJECT-ILES : Au fond, Ce genre de petites choses, sous couvert d’un conte de Noël, est un roman réquisitoire. Il donne à voir toute l’abjection et toute la cruauté de l’Église dans cette Irlande rurale qui ont mutilé la vie de ces jeunes femmes au nom du seigneur. C’est diabolique : une histoire vraie découvre-t-on à la fin. C’est le rôle de la littérature, de la fiction de dire cette vérité là ?

Claire Keegan : Une large part de l’écriture consiste en une attente patiente, joueuse. Il ne s’agit pas de perfectionnisme. Le jeu et le perfectionnisme ne vont pas ensemble. Jamais vous ne regarderiez par la fenêtre une enfant qui s’amuse dans un bac à sable et ne diriez qu’elle joue à la perfection. Le jeu, c’est la découverte, la joie, les pitreries, les chutes, l’exploration, l’interaction, les événements humains. Le perfectionnisme honore un idéal de construction qui existe déjà. Il cherche l’approbation. Comparé au jeu, il est pauvre. Il n’est pas source de bonne littérature.

PROJECT-ILES : La scène finale où Bill comme sur un chemin de croix va chercher Sarah dans ce dépôt de charbon, dans ce taudis pour la ramener au chaud chez lui en remontant tout le centre ville, a une connotation très biblique. Que faut-il comprendre dans cette scène ?

Claire Keegan : Je pense que ce qu’il accomplit à la fin pourrait être un acte d’autodestruction.

PROJECT-ILES : Mrs Kehoe met pourtant en garde Bill Furlong de ne pas se mêler des affaires du couvent et des crimes qui s’y passent, mais malgré cela, il décide de prendre son courage à deux mains pour défier l’institution. Votre roman est-il un roman sur le courage, malgré une certaine lâcheté que l’on sentait poindre au début du roman chez ce personnage principal face à sa femme par exemple, ou face à la mère supérieure ?

Claire Keegan : À toutes fins utiles, je vous indique volontiers ceci : Furlong a grandi dans une société qui le considérait comme un inférieur. Il ne savait pas qui était son père, il était malmené à l’école, tenu pour un étranger parce qu’il habitait dans la maison protestante, et puis sa mère est morte subitement. Il s’est marié jeune, s’est absorbé dans le quotidien, puis, après le décès de Mrs Wilson, il a fermé la porte sur son passé. Je pense qu’il ne s’est jamais occupé de sa souffrance, n’en a jamais parlé, et qu’il arrive maintenant à la quarantaine et à un stade où il ne peut plus porter cette souffrance, que c’est l’histoire de l’écroulement de cet homme durant les semaines qui conduisent à Noël. C’est un bourreau de travail, il se cache derrière le labeur – la chose derrière laquelle il est le plus facile de se cacher puisque la société regarde d’un bon œil les grands travailleurs. Je pense que ce qu’il accomplit à la fin pourrait être un acte d’autodestruction.

Par ailleurs, je ne crois pas que ce soit lâche d’avoir peur quand on a de bonnes raisons d’avoir peur ; je crois que c’est une réaction appropriée, compréhensible. Le pouvoir de l’Église catholique était immense en Irlande. Il n’y avait pas de séparation entre l’Église et l’État ; nous vivions dans une théocratie.

PROJECT-ILES : Ce roman révèle quand même le danger aussi du silence dans nos sociétés qui peut-être un silence complice face à ce qui s’apparente à de l’esclavage, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que ça dit de nos sociétés souvent passives face à l’injustice la plus abjecte ?

Claire Keegan : Le changement le plus extraordinaire auquel j’ai assisté dans ma vie, ici en Irlande, a été l’effondrement de l’Église catholique et de son pouvoir sur les gens. En 2005, je travaillais dans le Sud, à Cork, et un samedi matin où je rentrais en voiture à Wexford, je me suis arrêtée quelque part en route et j’ai ouvert The Irish Times. Le rapport Ferns venait de paraître – et il n’est pas excessif de dire que je suis restée là, complètement pétrifiée, à lire ces articles et les extraits des témoignages. Je me trompe peut-être sur ce qui suit – ça remonte à quinze ans, et je n’ai pas vérifié, volontairement. Mais j’ai le souvenir d’un homme à qui on demandait quelle était la pire chose qui lui était arrivée dans ces institutions, et de lui disant qu’il y avait « beaucoup de pires choses ». Ce même homme, me semble-t-il, racontait ensuite qu’on l’enfermait dans le hangar à charbon et qu’un charbonnier l’avait trouvé là un matin, et qu’on les avait invités à entrer tous les deux, qu’on l’avait emmené, lavé et ramené, qu’on lui avait servi du thé. Puis, une fois le charbonnier parti, on l’avait renvoyé dans le hangar à charbon.

Alors, pendant des années, j’ai été comme hantée, véritablement, par ce garçon et l’homme qui l’avait trouvé, et leur présence n’a jamais cessé de se manifester au fond de moi. Peut-être que je voulais seulement explorer cette question : pourquoi tant de gens qui savaient ce qu’il se passait dans ces institutions n’avaient-ils rien fait ? J’ai fini par me pencher là-dessus et j’ai trouvé ce charbonnier nommé Furlong, qui effectuait les tournées dans les semaines précédant Noël. J’ai simplement continué, et c’est devenu Ce genre de petites choses.

Pour finir, je crois que toutes les bonnes histoires sont vraies. La vérité est ce dans quoi la bonne littérature fouille avec impétuosité et inquiétude. Et par « vraies », je n’entends pas « autobiographiques ». La littérature suit une série d’événements humains plausibles qui dit quelque chose, critique, provoque. Et ce qu’elle dit, critique et provoque dépend du lecteur dans son individualité. C’est une affaire intime. Qu’y a-t-il de plus personnel que ce que chacun imagine ?

PROJECT-ILES : Il y a malgré tout une lueur, beaucoup d’amour, de la tendresse aussi dans ce magnifique roman. D’abord le geste tendre de Mrs Wilson à l’endroit de Bill et sa mère. Ce moment d’une belle sensualité quand Bill vient demander de l’eau chaude à une voisine d’une beauté qui le foudroie. Pourquoi ne pas avoir poursuivi cette belle histoire ?

Claire Keegan : Quant à votre dernière question, pourquoi n’ai-je pas poussé plus loin cette histoire – je suis désolée, mais je ne la comprends pas. J’ai mis tout ce que je souhaitais mettre dans ce texte. Furlong n’est pas resté plus longtemps chez la femme qui lui a donné l’eau chaude parce qu’il devait livrer le charbon, puis rentrer chez lui et aller à la messe… Il est ce type d’homme. Vous vouliez peut-être demander pourquoi le livre n’était pas plus long. Je ne souhaite pas que mes histoires soient plus longues que nécessaire. J’estime que l’élégance quand on écrit est d’en dire juste assez.

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