DALLOZ ACTUALITÉ, Thibault de Ravel d’Esclapon, lundi 17 mai 2021


« En Nouvelle-Zélande, Fiona Kidman est une célébrité. En France, son succès est plus discret et c’est un grand tort, tant Albert Black, le livre que publie cette année Sabine Wespieser éditeur, est un chef d’œuvre. Albert Black, tout simplement. Albert Black, sans fard, parce qu’il fallait redonner vie à ce jeune homme qui fut réellement condamné à mort, puis exécuté par pendaison le 5 décembre 1955, en Nouvelle-Zélande. C’est donc l’histoire d’un procès devant la Cour suprême d’Auckland que relate le roman de Fiona Kidman, avec une construction rétrospective ingénieuse sur les faits, qui permet de reconstituer progressivement l’itinéraire tragique de celui qui se retrouve sur le banc des accusés, devant le jury.

D’origine irlandaise, Albert Black quitte Belfast et s’enthousiasme pour cette terre lointaine qu’est la Nouvelle-Zélande, là où le champ des possibles paraît infini, là où la capitale irlandaise est éloignée, avec toutes les difficultés que traverse sa famille, à peine remise des meurtrissures de la Seconde Guerre mondiale. Les choses commencent plutôt bien pour Albert. Il trouve vite du travail et est logé, avec un ami, chez une jeune veuve qui prend soin d’eux avec une réelle tendresse maternelle. Les jours sont heureux. Mais Albert veut vivre, peut-être un peu plus qu’il ne vit dans cette verte vallée. Et surtout, il souhaite regagner son pays natal. Il se dirige donc vers Auckland où il imagine travailler pour s’acquitter du prix de son billet retour. Une rencontre fortuite dans le train le mène tout droit dans une pension vide de Wellesley Street, au centre de la ville, et dont il devient une sorte de gardien. C’est une vie complètement différente qui débute pour lui, à partir du moment où il rentre dans ce bar qui lui sera fatal, la Vieille Grange, situé non loin de chez lui. De la vallée de la Hutt à la pension d’Auckland, tout est différent. Ce sont deux mondes qui s’opposent. Albert est devenu Paddy ; c’est sous ce nom que ses nouveaux amis le connaissent. Le problème est que le monde nouveau, celui d’Auckland, est peut-être plus grisant, mais il est nettement plus dangereux. Entre valse des petits boulots et tourbillons de fêtes, les rencontres peuvent être mauvaises. Précisément, il en fait une, Johnny Mc Bride, qui s’installe chez lui et dont il ne parvient pas à se défaire. Elle se finit au tribunal. À la suite d’une bagarre ayant dégénéré au cours d’une fête, puis à la Vieille Grange, Albert Black est jugé pour son meurtre, commis devant un jukebox.

Il y a quelque chose de Douze hommes en colère dans le livre de Fiona Kidman. Les jurés, dont elle dresse un savoureux portrait, débattent et ne sont pas d’accord. Malheureusement, Henry Fonda n’est pas toujours là et bien souvent la conviction de l’un n’emporte guère celle des autres. Il y a aussi quelque chose d’ironique dans l’écriture de Fiona Kidman, qui n’est pas tendre avec certains de ses personnages, maniant un joli sens de la formule. En témoigne sa description du juge : « Parfois il donne l’impression de s’être fait avaler par sa perruque. » Mais surtout, comme le procès est assurément le reflet de l’époque à laquelle il se déroule, le livre de Fiona Kidman est un témoignage sur la Nouvelle-Zélande de cette période et sur son système judiciaire. Le rapport à la peine de mort est complexe. En 1955, celle-ci venait d’être de nouveau instaurée dans le pays, après une période d’abolition. Le contexte n’était pas propice à la jeunesse que l’on regardait avec une défiance très marquée. Une commission d’enquête sur les « mœurs adolescentes » dans le pays avait été réunie sous la houlette d’Oswald Mazengarb (Special Committee on Moral Delinquency in Children and Adolescents). Le rapport n’était pas tendre, notamment avec les immigrés, et « le scandale des mœurs embrassait tout le pays ». En somme, rien n’épargnait Albert Black, ce d’autant qu’il lui fallait compter avec sa qualité d’étranger. Son avocat, Buchanan aura beau faire. Le défi est d’ampleur.

Le livre de Fiona Kidman est d’une rare tristesse, qui s’installe inexorablement au fil des pages avec une remarquable virtuosité. La tristesse de Kathleen, la mère d’Albert Black, qui tente désespérément de faire ce qu’elle peut, est poignante. La Vieille Grange a beau faire résonner des bruits de musique et de fête ; Fiona Kidman nous y rend totalement extérieur, comme si l’on ne pouvait définitivement s’amuser dans cette atmosphère factice. Albert Black a été la victime de ce tourbillon, pris dans un enchaînement de circonstances qu’il ne maîtrisait progressivement plus. C’est là aussi que se niche cette tristesse qui parcourt le roman et qui se trouve si bien résumée dans l’une des lettres qu’il écrit en prison à l’un de ses amis : « J’allais t’écrire plus tôt, mais, tu sais, il m’est arrivé tellement de choses ces derniers mois, je sais vraiment pas où j’ai la tête, ou plutôt, je savais pas, je devrais dire, puisque tout ça est presque terminé. » C’est dans une spirale infernale que s’est engouffré Albert Black, une spirale qui s’est achevée ce soir terrible où l’irréparable a été commis. Mais pour Fiona Kidman, cette histoire de celui que l’on a dénommé le « tueur du jukebox » est celle d’une erreur judiciaire. Albert Black aurait dû être condamné pour homicide involontaire, contraint de se défendre contre Johnny McBride. En justice, l’occasion ne lui a malheureusement pas été donnée de le prouver. Il ne reste plus que la littérature. Fiona Kidman le fait brillamment. »

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