LA LIBRE BELGIQUE, Fernand Denis, mercredi 23 novembre 2022


Dans la boîte noire de l’acteur
Tout en évoquant ses souvenirs, d’enfance surtout, Gabriel Byrne ouvre les portes de sa mémoire émotionnelle.

Vous ne voyez pas très bien qui est Gabriel Byrne ? Ses mémoires ne vont pas vous aider.
Brièvement, il évoque ses premiers pas au cinéma, à la dure, chez John Boorman, dans Excalibur. Au détour d’une phrase, il cite Miller’s Crossing des Coen et se rappelle la projection triomphale de The Usual Suspects à Cannes. On apprend aussi qu’il a tenu le rôle du psy dans la version américaine de En thérapie.

Mais quand on dépose son livre, on n’en sait guère plus sur sa carrière et encore moins sur les réalisateurs et les partenaires qu’il a croisés en 80 films. Pas d’anecdotes croustillantes à raconter, ni d’indiscrétions éclairantes à partager. Et pourtant, on a le sentiment de le connaître intimement et, même, d’être entré dans sa boîte noire d’acteur.

L’autre mémoire
Pourtant, dit-il, « j’ignore ce qu’est jouer. Beaucoup d’acteurs m’ont avoué la même chose ». Et de rapporter cette histoire d’un comédien qui, un soir, au théâtre, s’est senti transcendé dans un rôle qu’il avait maintes fois interprété. Ses partenaires sont médusés, le public lui arrache dix rappels, le personnel technique se lève, admiratif, mais au lieu de jouir du moment, l’acteur s’enferme rageusement dans sa loge. Il finit par ouvrir à son ami habilleur qui, comme tout le monde ne comprend pas sa réaction, sa colère. Et l’acteur de lui répondre : « Parce que, nom de dieu, je ne sais absolument pas comment j’ai fait. »

La mémoire des comédiens fascine les spectateurs. Comment font-ils pour intégrer et restituer pareille quantité de textes d’une complexité extrême parfois ? Mais, à côté de ce fabuleux enregistreur intérieur, ils possèdent une autre mémoire, secrète, qu’on pourrait appeler la mémoire émotive. Sans prévenir, en retraçant ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, Gabriel Byrne nous ouvre les portes de la sienne.

De son premier amour à ses sensations d’enfant de chœur, de Mary « Gueule de cambouis » à Jimmy Mullighan qui aurait pu devenir keeper à Manchester United, de son père tonnelier chez Guinness à sa mère plus belle que Maureen O’Hara : on découvre une galerie de personnages. Gabriel Byrne les croque avec style et, surtout, parvient à en capter la singularité, l’essence. Chaque émotion en réveille une autre dans un espace où le temps a disparu. Les émotions, ça ne se range pas chronologiquement comme des photos, elles évoluent en suspension, l’une à côté de l’autre pourtant située à trente ans de distance. On voyage ainsi dans le passé d’un petit garçon solitaire et timide, dans ses années de galère et puis d’université, à moins que ce soit le contraire, dans un tremblement de terre à Los Angeles, une crise de panique à Cannes, un traumatisme au séminaire… Et toujours, on revient à la modeste maison familiale, aux parents et aux voisins de son faubourg ouvrier de Dublin. Gabriel Byrne se souvient avec précision de tout le monde et chacun est, en quelque sorte, un fantôme qui habite en lui, le hante. Parfois, à l’issue d’un processus mystérieux, l’un d’eux trouve une porte de sortie, le temps d’un personnage.

Acteur et auteur
C’est ce qu’on devine, entre les lignes si bien écrites du récit d’une jeunesse irlandaise. Car Gabriel Byrne est aussi bon écrivain qu’il est bon acteur : sensible, observateur, vulnérable, pudique, sincère. Il a le sens de la formule – « je n’avais encore jamais foulé un tapis auparavant, et c’était aussi moelleux qu’un nuage. » Il maîtrise l’art du coq à l’âne en s’accrochant au seul fil de l’émotion. Il excelle surtout à créer rapidement une atmosphère, à mettre le lecteur en condition, à le précipiter dans une situation comme on le fait avec un spectateur au cinéma.

Comment résister à son incipit ? « Que de fois j’y suis retourné en rêve, sur cette colline. C’est toujours l’été et je contemple les champs dorés et verts, les fossés débordant d’aubépines et de lilas, la rivière étincelant au soleil comme une lame. Dans ma jeunesse, je trouvais refuge en ce lieu, et son souvenir ancré au fond de mon âme m’a toujours été un réconfort par la suite. Il fut un temps où je croyais qu’il ne changerait jamais, mais c’était avant que l’expérience ne m’apprenne que rien ne reste immuable. Aujourd’hui c’est un parking où l’on se gare pour admirer le panorama. »