LA QUINZAINE LITTÉRAIRE, Alicia Marty, jeudi 16 mai 2013


« Avant le séisme »

« Guillaume et Nathalie. Le titre sonne un peu comme le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre – la même douceur peut-être. Mais si ces deux romans peignent également la naissance d’un amour au beau milieu d’une île, la comparaison s’arrête là. L’île de Yanick Lahens n’est pas le paradis perdu de Bernardin de Saint-Pierre. Maudite, cette île. Même si je l’aime. Mais maudite quand même, Nathalie, répète l’un des personnages. Cette île, c’est Haïti, où les trois quarts de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Guillaume, sociologue de cinquante ans, et Nathalie, jeune architecte, pourraient bien sûr quitter ce lieu de désordre, ils en ont les moyens. Mais Nathalie a déjà touché les limites du monde, en Europe, et Guillaume n’a pas voulu suivre sa femme Monique à Montréal : nous étions peut-être arrivés au bout de nous deux. Deux personnages, donc, qui ont délibérément choisi, pour l’un, de revenir, pour l’autre, de rester. À moins qu’ils ne soient hantés au plus profond d’eux-mêmes par Haïti et ses plaies. […] Leur rencontre, à l’occasion du projet d’un centre polyvalent près de Port-au-Prince, est d’abord un affrontement sourd. Pour Nathalie, Guillaume est de cette catégorie de sociologues qui croient avoir tout compris à Haïti, et pour Guillaume, Nathalie est de cette génération d’après l’histoire, celle qui a abandonné toute utopie politique. Ils s’agacent l’un l’autre, mais on devine qu’ils se désirent déjà.
L’auteur refuse d’ailleurs tout faux suspense. Dès le premier chapitre, l’issue de l’aventure nous est dévoilée et la sensualité palpable de l’écriture nous prend de court. Yanick Lahens saisit d’emblée le corps à corps entre Guillaume et Nathalie, les frôlements de rien du tout, la convoitise muette, chaude, jusqu’à l’ultime violente poussée dans l’entaille. On est cependant troublé par les yeux de Nathalie qui, au cœur de la jouissance, restent ouverts sur la ville de Port-au-Prince, en contrebas. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume d’Haïti, et cela, aucune ivresse ne permet de l’oublier.
Guillaume et Nathalie, représentants de la classe moyenne noire, sont d’abord deux regards lucides sur une société haïtienne cloisonnée et prise au piège de la corruption et du racisme. Une attention toute particulière est alors portée aux corps, et plus précisément aux corps noirs, objets premiers de cette violence protéiforme. […]
Au milieu du brouhaha incessant, le jeu de séduction entre Guillaume et Nathalie est alors un retour au silence, une tentative de recréer des espaces vides et des creux entre les êtres : une manière de se taire pour mieux révéler ensuite les non-dits et les blessures. Il ne s’agit pas pour eux d’oublier ou de mettre entre parenthèses Port-au-Prince, c’est bien impossible. Mais, dans cette ville Gede – du nom de la divinité vaudou symbolisant les forces de vie et les forces de mort –, les deux protagonistes tentent un exorcisme, dans la tension érotique portée par leurs corps et leurs mots.
Si l’espoir fou d’une renaissance habite ce roman, l’auteur se garde pourtant d’un optimisme naïf. Guillaume et Nathalie se rencontrent en décembre […] avant le séisme de janvier 2010. Yanick Lahens fait plutôt le pari de saisir l’avant, cette durée particulière qui précède tout événement : avant que tout ne soit joué entre Guillaume et Nathalie, avant que le tremblement de terre n’ait lieu. En explorant la densité de ces instants, où tout est sur le point d’être emporté par les flots – mais sur le point seulement –, elle parvient à raviver le goût de l’impossible, comme elle le souhaitait dans Failles (Sabine Wespieser éditeur, 2010). »