LA VIE, Marie Chaudey, jeudi 16 octobre 2014


« Yanick Lahens traverse un siècle d’Haïti »

« Dans une généreuse et poignante épopée, la romancière de Port-au-Prince raconte une île et son peuple.
Comment faire résonner la voix de ceux qui n’ont jamais droit à la parole ? Ceux qui se la font confisquer depuis des lustres, quand elle n’est pas manipulée ou transformée ? Il faut beaucoup de talent, de délicatesse et d’ambition pour parvenir, comme le fait ici Yanick Lahens, à incarner par les mots le destin d’un peuple, vu de sa plus humble fenêtre : un endroit perdu du fond de l’île – Anse Bleue, Ti Pistache –, une poignée de villages plantés le long d’une côte paradisiaque, mais inexorablement grignotés par la misère, tenus à l’écart du mouvement du monde, ne recevant que les ondes de choc de sa violence.
La romancière a choisi pour narrateur principal un nous collectif, relié à une mémoire du fond des temps africains, à la blessure de l’esclavage, au baume de la fière indépendance ; un nous vaillant, qui va s’abîmer au contact du prédateur américain, puis des sbires de l’homme au chapeau noir et lunettes épaisses et du Prophète qui a pris le pouvoir à sa suite. À aucun moment, les noms de Duvalier ou d’Aristide ne sont prononcés, archétypes de tous les dictateurs, qui répandent la terreur et les faux espoirs. En revanche, le lecteur chemine au long des années avec tous les Anastase, Bonal et Dieudonné, aux prénoms délicieusement surannés. Il est témoin du coup de foudre du puissant Tertulien Mésidor, le seigneur des lieux, pour la jeune paysanne Olmène Dorival. Et il suivra à travers les âges la dynastie des uns, les bâtards des autres, les coffres pleins et les ventres vides, les collines déboisées, la terre asséchée. Il y a les quelques petitsmalins qui s’en sortent toujours, changent leur fusil d’épaule au bon moment et font des affaires, quoi qu’il advienne. Et puis il y a la foule des éternels vaincus, ployant sous le fardeau de la survie, épaississant leur carapace, redistribuant à l’occasion la violence qu’ils ont reçue.
Yanick Lahens les sert dans une langue poétique somptueuse, mâtinée des couleurs du créole et portée par les élans mystérieux de la culture vaudoue. Le nous alterne avec un je, voix brisée d’une jeune femme aux chaussures rouges échouée sur la plage, victime de tous les outrages, ceux de la nature et ceux des hommes. Aux bonnes volontés qui s’interrogent depuis des décennies sur la difficulté d’Haïti à sortir de sa lourde misère, la romancière donne plus de clés que n’importe quel traité de développement. Car elle éclaire l’âme des hommes qui y habitent. »