LA VIE, Marie Chaudey, jeudi 18 mai 2023


L’Irlande débarque à Saint-Malo
La Nord-Irlandaise Jan Carson est invitée dans la cité malouine pour le festival Étonnants Voyageurs.
Son dernier roman s’inspire de la petite ville protestante dans laquelle elle a grandi.

On fête cette année les 25 ans des accords de paix en Irlande du Nord, anniversaire en demi-teinte. Car, si les armes se sont tues à Belfast depuis le vendredi saint du printemps 1998, la cohabitation entre catholiques et protestants demeure un exercice difficile, rendu plus délicat encore par le Brexit. Dans le domaine littéraire, en revanche, l’Ulster s’est enrichie grâce à l’éclosion d’auteurs de tous les bords. En 2008, une Nord-Irlandaise obtenait pour la première fois le prestigieux Booker Prize – Anna Burns, avec Milkman. Parmi les noms qui s’imposent désormais, celui de Jan Carson, romancière remarquée pour son « réalisme magique » – ou l’art de faire des blessures nées des « troubles », le terreau d’histoires aussi grinçantes qu’émouvantes, tout à la fois oniriques et ancrées dans le réel.

Le titre de son dernier livre traduit en France, Les Ravissements, porte ce double sens. Dans une bourgade du comté d’Antrim, une dizaine d’enfants sont ravis/emportés par une mystérieuse épidémie. Hannah, la jeune narratrice d’une dizaine d’années, échappe à l’hécatombe tout en recevant la visite des fantômes bavards que sont devenus ses camarades d’école. Une expérience entre douceur et terreur.

UNE PETITE VILLE DU « NON »
La séquence se passe en 1993. Et il aurait été facile à la romancière de faire exploser une bombe dans la classe. Mais non, Jan Carson choisit un mal plus sournois, lié à un souci écologique très contemporain, tout comme à d’anciennes superstitions – difficile d’en dire plus si l’on veut ménager le suspense. « Je voulais affronter de manière détournée les effets à distance du traumatisme et des violences passées », confie-t-elle. L’écrivaine sonde ainsi la peur, liée à des réflexes égoïstes face à l’épidémie – et il est fascinant d’apprendre que son texte a été écrit… avant l’arrivée du Covid, le confinement étant ici la métaphore du repli sur soi de toute une communauté. Le roman a pour cadre une petite ville protestante imaginaire nommée Ballylack, mais qui rappelle furieusement Ballymena, où Jan Carson a grandi et qui fut le fief du fameux leader politique Ian Paisley, champion des faucons unionistes, opposé à tout accord avec les catholiques. Une ville du « Non », dure et jusqu’au-boutiste. Mais la romancière veut dépasser la caricature. « L’Irlande du Nord compte un éventail tellement vaste de protestants, depuis le fondamentaliste encarté au Parti unioniste démocrate (DUP) jusqu’à la militante lesbienne avocate des droits humains. » Et, entre les deux, les cinquante nuances de protestantisme qui colorent l’Ulster – Jan Carson dénombre même jusqu’à 60 à 70 chapelles différentes : « Rien que chez les presbytériens, il y en a 16 ! » L’un de ses personnages l’affirme : les protestants, « c’est comme les patates, il y en a cinq douzaines de variétés. Toutes du pareil au même une fois épluchées »

UN CARCAN ÉVANGÉLIQUE
La romancière a mis en exergue des Ravissements une phrase de son amie de Derry, la journaliste et essayiste Susan McKay, auteure de deux ouvrages de référence sur les protestants d’Ulster : « Ce peuple que j’appelle non sans malaise le mien ». Pour faire passer cette expérience singulière en fiction, Jan Carson s’est appuyée sur la candeur de son héroïne, doublée d’un humour irrésistible. « On ne croit pas au cinéma et au chewing-gum », résume la jeune Hannah. Le récit de Jan Carson plonge dans le monde fermé qui a été le sien jusqu’à la fin de l’adolescence, avec toutes ses restrictions et subtilités théologiques – notre auteure a un doctorat en la matière. Sa mère était issue d’un strict milieu évangélique, celui dont elle décrit le carcan dans le roman. « Mon père, lui, était un pasteur presbytérien, un peu moins rigoriste. Même si je n’avais pas le droit de porter un pantalon le dimanche ni de regarder la télévision. Ni même de lire autre chose ce jour-là que des livres chrétiens. »̂me de lire autre chose ce jour-là que des livres chrétiens. »
L’auteure le reconnaît : « Les rapports avec mon identité protestante ne sont pas simples. Je suis plutôt fière de mes racines et de ma communauté d’origine. Mais je revendique le droit d’être critique. »

LA LOGIQUE COMMUNAUTARISTE
On pénètre avec Hannah dans un microcosme rural, des familles de petits fermiers, d’ouvriers et d’artisans encore attachés à la terre. Les seuls étrangers sont la famille chinoise qui tient le restaurant local, ainsi qu’une soignante d’origine philippine – une pionnière de ces aidantes désormais devenues légions. « La fin des années 1990 n’a pas seulement apporté l’accord du Vendredi saint, mais aussi Internet, sans oublier la compagnie aérienne EasyJet… Autant de facteurs concomitants qui nous ont poussés à sortir de notre isolement, à nous ouvrir au monde, à ne pas toujours voir le mal au-dehors », explique l’écrivaine. D’un œil malicieux, son héroïne observe les hypocrisies et les contradictions des siens, cet accueil de l’autre si présent dans les Évangiles et tellement absent du quotidien des adultes qui l’entourent.

Face au malheur, on cherche bien vite un bouc émissaire, et une chasse à l’homme s’enclenche.

Jan Carson rappelle la logique communautariste, qui permet de reporter commodément la faute sur le dos « des autres » et a longtemps empêché chaque communauté de se regarder elle-même. « L’anniversaire des accords de paix m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai eu 18 ans en 1998, je suis devenue adulte précisément à ce moment-là. J’ai donc aussi ma part de responsabilité dans la situation chaotique et assez désespérante que nous continuons de vivre : avec ces leaders politiques incapables de s’entendre pour gouverner ensemble, un système scolaire toujours divisé entre catholiques et protestants, les murs qui persistent à nous séparer, au propre comme au figuré. » Jan Carson a pourtant beaucoup œuvré comme animatrice socioculturelle dans les quartiers pauvres de Belfast, en donnant accès aux livres et à l’art comme possibles traits d’union.

UN HÉRITAGE EMPOISONNÉ
La légende qui l’impressionnait le plus quand elle était petite-fille était celle du joueur de flûte de Hamelin : « J’étais fascinée par l’enfant handicapé qui reste en arrière tandis que le joueur va perdre les gamins dans la montagne. L’enfant survit, tout en ayant perdu ses amis : il a de la gratitude, mais se sent coupable – le début du trauma… Le joueur de flûte est venu chercher son dû : la génération d’après en fait les frais, lourd héritage empoisonné. » Quoi de plus puissant que la littérature pour aider à affronter la réalité, aussi cruelle soit-elle ? Jan Carson l’a choisie comme une antidote imparable.