LE FIGARO LITTÉRAIRE, Astrid de Larminat, jeudi 25 août 2022


Le Figaro Littéraire vous dévoile sa sélection d’auteurs de talent, déjà célèbres ou en passe de l’être, qui vont faire parler d’eux.

Nous nous aimons de Kéthévane Davrichewy : filles d’Abkhazie

Elles passaient leurs vacances en Union soviétique. Deux sœurs, françaises, nées dans les années 1970. Tous les étés, leur mère, Daredjane, géorgienne, les emmenaient retrouver leurs grands-parents, quelques jours à Tbilissi puis de longues semaines dans leur maison des montagnes d’Abkhazie. Leur paradis, «la beauté surnaturelle de l’aube», «le paysage à perte de vue». Les deux sœurs dormaient dans le même grand lit en bois. Le soir, Kessané, l’aînée, racontait des histoires à Tina, sa cadette. Elles s’imaginaient être dans un bateau, seules, en butte aux éléments déchaînés. «Tu m’aimes? disait Tina à sa grande sœur. Tu m’aimes plus que tout au monde?»

Le paradis avait un prix. Le roman commence par une scène brutale. À l’aéroport de Moscou, escale forcée entre Tbilissi et Paris, lors du trajet retour, les sœurs sont isolées dans une pièce. Des douanières sadiques procèdent à une fouille. Kessané a 14 ans. Elle conserve son sang-froid, ne laisse paraître aucune émotion, plaisante en français pour rassurer sa sœur. À la fin, pourtant, elle laisse échapper un hurlement. Tandis qu’elle remballait ses affaires dans sa valise, une douanière lui soutire un objet. Une assiette. Chaque année sa grand-mère lui donne une pièce de son précieux service de vaisselle du XVIIIe siècle. Comme si Kessané était dépositaire du patrimoine familial, de la mémoire.

Un monde désaccordé

Pour l’adolescente, ces vacances-là avaient été différentes des autres. C’était l’été du début de la fin de l’enfance, ce temps béni d’avant la chute dans le monde désaccordé. Sans bien comprendre ce qui lui arrivait, Kessané était tombée amoureuse d’Othar, fils d’une famille voisine. Elle fuyait sa sœur pour le retrouver. Baisers volés, amour d’été. Quand elle retrouve Paris, sa meilleure amie Béatrice, les boums et les Stan Smith à la mode, le souvenir d’Othar, jeune et preux montagnard, s’estompe. Mais ne disparaît pas. Il est quelque part dans sa mémoire, lié au paradis bientôt perdu de l’Abkhazie. Trois ans après, l’URSS s’effondre, la Géorgie proclame son indépendance, des indépendantistes abkhazes soutenus par les Russes prennent les armes. Guerre civile, 20.000 morts. L’Abkhazie se sépare de la Géorgie. Othar a-t-il péri?

On retrouve ici les thèmes chers à Kéthévane Davrichewy, la Géorgie de ses origines, les mille et une nuances de sentiments dont les familles sont tissées, familles unies comme un bloc, familles fissurées de l’intérieur, rôle symbolique des objets, puissance des lieux, osmose entre sœurs, mère et filles. Dans Nous nous aimions, titre déchirant, le trio constitué par Kessané et Tina avec leur mère commence à prendre l’eau quand leur père meurt: Tamar, beau personnage masculin, discret, solide, solaire, né en France de parents géorgiens, l’époux chéri de Daredjane qui l’avait rencontré à 20 ans, lors d’une tournée à Paris. Elle était danseuse.

Le récit se déploie depuis la belle maison provençale de Kessané, trente ans après l’été de ses 14 ans. Sa mère, veuve, est en séjour chez elle, malheureuse. Elle pense à sa fille cadette qui n’est pas là. Elle en veut à sa fille aînée. Dans son style de porcelaine, fin et translucide, froid et fragile, la romancière recueille les scènes éparses de la mémoire des deux femmes, vestiges d’un passé qui a fait naufrage mais demeure vivant en elles, douloureux et merveilleux. Un beau roman délicat, émouvant, très juste.