LE JOURNAL DU DIMANCHE, Élise Lépine, dimanche 6 décembre 2020


Ô compassion

Conte de Noël

Claire Keegan évoque le destin brisé de milliers d’Irlandaises à travers le portrait d’un homme droit et bienveillant.

« Voilà un conte âpre et puissant qui se dévore le temps d’un thé bien chaud.
Né en Irlande en 1945 d’une fille de 16 ans, Bill Furlong était promis à un destin sinistre : à l’époque, les bébés des « filles-mères » étaient placés en orphelinats et leurs mamans enfermées dans des couvents qui les exploitaient comme lingères. Par commisération, la patronne de la jeune fille la garda à son service et permit à l’enfant d’aller à l’école.
Quarante ans plus tard, Bill, marié et père de cinq filles, est à la tête d’un florissant commerce de charbon. Il a un don pour la compassion. Dans la ville portuaire de New Ross où la vie est rude et où le chômage rôde, il est l’un des rares à faire l’aumône aux gamins des rues. S’émouvoir des malheurs d’autrui ne fait pas partie des mœurs locales, encore moins du destin des filles cloîtrées au couvent du Bon Pasteur, qui les avale depuis des décennies et ne recrache que des piles de linge propre.

Noël approche. La ville se prépare à la fête. Eileen, la femme de Bill, a préparé son gâteau aux fruits secs. Les cadeaux pour les filles sont au pied du sapin. Un matin, au cours de sa tournée, Bill Furlong découvre une adolescente transie et traumatisée dans le hangar à charbon du couvent. Il comprend que sa bienveillance prend racine dans ses souvenirs d’enfant de la honte, au manteau couvert de crachats. Son passé, « gardé derrière une porte bien fermée« , lui saute au visage et le pousse à agir. Quoi qu’il en coûte, l’homme décide d’affronter l’institution.

Dix mille Irlandaises asservies dans les couvents

Ce genre de petites choses soulève le douloureux scandale des couvents de la Madeleine, où furent asservies au moins dix mille Irlandaises, les Magdalene Sisters, et dont le dernier fut fermé en 1996. Il faut du talent pour brosser en quelques dizaines de pages, sans laisser le lecteur sur sa faim, le portrait d’un homme sensible, confronté à la dureté du monde. Esquissé en quelques traits marquants, chaque souvenir retrouvé, chaque personnage croisé, chaque seconde écoulée pourrait faire l’objet d’un roman de mille pages. C’est la force de l’écriture de Claire Keegan : ce qui n’est pas couché sur le papier se déploie à l’infini dans l’imaginaire du lecteur. »