LE MONDE DES LIVRES, Camille Laurens, vendredi 3 juin 2022


Misogynie, de Claire Keegan : le feuilleton littéraire de Camille Laurens

Notre feuilletoniste a lu cette nouvelle de l’écrivaine irlandaise, qui parvient à enfermer, dans ce très court format, une tension cruelle.

AUTOPSIE D’UN COUPLE

Le 16 juin, ce sera le Bloomsday. Cette fête irlandaise, créée en 1954, a ceci d’exceptionnel qu’elle célèbre un écrivain, James Joyce, en empruntant le nom fictif de Leopold Bloom, l’un des personnages principaux de son chef-d’œuvre, Ulysse (Gallimard, 1929). Ce très long roman se déroule en une seule journée, à Dublin, le 16 juin 1904. L’auteur a confié avoir choisi cette date parce qu’elle correspondait au jour où il avait fait sa déclaration d’amour à Nora, sa future femme. Y aura-t-il, un jour, un Cathalsday ? L’écrivaine irlandaise Claire Keegan semble, en tout cas, avoir pensé à Ulysse en écrivant Misogynie.

D’abord publiée dans l’hebdomadaire américain The New Yorker, en 2021, puis offerte à son éditrice française, Sabine Wespieser, pour fêter les 20 ans de sa maison, cette nouvelle raconte, en effet, une journée de la vie de Cathal, à Dublin, un 29 juillet. Et, comme pour Joyce, la présence d’une future épouse revêt une grande importance, d’autant plus que c’est aussi la date du mariage de Lady Di avec le prince Charles, en 1981.

Cependant, la comparaison s’arrête là. Car autant le roman-fleuve de Joyce forme pour ses protagonistes un théâtre permanent d’événements et d’émotions, autant la nouvelle de Claire Keegan, écrite au scalpel, dissèque son personnage en quelques pages. L’écrivaine, née en 1978, nouvelliste hors pair, autrice de plusieurs recueils et novellas, dont Ce genre de petites choses (Wespieser, 2020), parvient à enfermer, dans ce très court format, une tension cruelle.

Comme son titre le suggère, Misogynie explore le déséquilibre qui met à mal un couple pourtant décidé à s’unir. C’est surtout l’homme, Cathal, que nous suivons dans le déroulement de cette journée fatale du 29 juillet. Il travaille dans un bureau et, assez rapidement, par de légères dissonances, une gêne qui affleure parmi ses collègues, on comprend qu’il s’est passé quelque chose, mais sans que rien soit explicité. Lui-même joue l’insouciance, tout en regardant le monde de sa fenêtre : « Tant de vie continuant sans heurt, malgré l’imbroglio des conflits humains et la connaissance de la manière dont tout devait finir. » Comme il rédige pour différents destinataires « des lettres de rejet » et semble coupé de toute émotion réelle, le malaise s’insinue dans le moindre détail du texte. Des flash-back nous ramènent alors à sa rencontre avec Sabine, deux ans plus tôt, et au moment où il lui a fait sa demande en mariage, puis les premières disputes, la dégradation.

Claire Keegan évoque très subtilement le cœur névrotique de la dissension. Chez Cathal, « la grande ombre du langage de son père » qui affleure dans ses phrases mesquines, ou quand il jouit du mot « salope », et plus encore au pluriel, « les salopes »« les foutues salopes ». Et puis son « incapacité » à approfondir, à éprouver des émotions intenses, à se rapprocher « d’une vérité qu’il n’avait pas une seule fois envisagée », alors que Sabine, au contraire, la traque. Il passe son temps à fuir, dans le sommeil ou le plaisir, le « douloureux accès de quelque chose qu’il n’[a] jamais connu » – l’angoisse, peut-être ? La vie au masculin est alors décrite comme un tournoi de poker, où il s’agit surtout de « miser, jouer la prudence et bluffer » sans se rendre compte, ou trop tard, qu’on perd, qu’on « ne cess[e] de perdre ». L’écrivaine souligne combien l’intrusion d’une femme dans l’univers d’un homme peut être étouffante. Sabine arrive chez Cathal avec « son bazar », s’installe, ne l’écoute pas, traîne sans maquillage, et il en est incommodé : « C’est peut-être simplement trop de réalité », dit-il, attaché au fantasme d’une vie délectable où les femmes « vous donn[ent] ce que vous désirez ».

Face à lui, à travers Sabine, une certaine vision féminine se dessine. Comme les femmes de Vermeer contemplées un jour à la National Gallery, « assises là comme si elles attendaient quelqu’un ou quelque chose qui ne viendrait peut-être jamais », Sabine incarne la déception face à l’homme, qu’il lit parfois en elle sans qu’aucun mot soit échangé : il « avait vu quelque chose de hideux sur lui-même qu’elle lui renvoyait, par son regard ». La solitude, même minable, lui paraît alors préférable, quand on n’a plus à se préoccuper de « rabaisser l’abattant » des toilettes et que boire au robinet comme autrefois sur le campus suffit à lui donner « une sensation proche du bonheur ». Tout, plutôt que d’affronter le jugement de sa partenaire. « C’était le problème avec les femmes qui cessaient de vous aimer : le voile de l’enchantement se dissipait et elles voyaient clair en vous. » Sabine pousse Cathal dans ses retranchements par le dialogue qu’il cherche à fuir. « Tu sais ce qui est au cœur de la misogynie ? Dans le fond ? (…) Ça consiste simplement à ne pas donner », lui dit-elle.

Egoïsme superficiel et refus de se remettre en question d’un côté, attente détrompée et lucidité brutale de l’autre : un roman aurait sans doute permis de nuancer cette partition. Mais, en quelques pages, féroces parce que semblables à l’ordinaire de nos vies, et avec un art consommé de la chute, Claire Keegan torpille « ce qui semblait être de l’amour », démonte la mécanique inexorable de l’échec et fait entendre la discordance fondamentale entre les sexes.