LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 13 novembre 2015


« L’homme est un grand félin sur terre »

« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. La première phrase du roman d’Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton inimitable, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est habité, possédé même par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable nommé Anwar Sadat.
L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De caresser le tigre… De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». Comment il germe, comment il grandit. Ses mécanismes intimes. Ceux qui sont inscrits en nous.
C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. Proie, instinct, pulsions, baiser mortel, morceaux de chair arrachés, chasse : c’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre à part. Profondément troublant.
Nous sommes des animaux, c’est une évidence. Pourtant, on cherche en vain une autre lecture nous faisant à ce point « sentir » – éprouver dans nos fibres – cette présence du tigre en nous. Et l’on finit presque par s’étonner qu’à côté du tigre il y ait aussi de l’homme. »