LE MONDE DES LIVRES, Zoé Courtois, vendredi 29 janvier 2021


DU MALHEUR D’AVOIR UN ASSASSIN POUR VOISIN
Frôlé par un fait divers, un homme voit sa vie se craqueler. Justesse de Tiffany Tavernier.

La microfissure au plafond de son salon, Thierry ne l’a vue que tandis qu’il était allongé par terre, « pour raison de sécurité ». En face de chez lui, le GIGN arrêtait Guy Delric, son voisin. Un « chic type », Guy, qui comme lui aimait bricoler le week-end, observer les insectes, et qu’Élisabeth, la femme de Thierry, lui mette de côté une part de ses délicieuses tartes aux fruits. Mais Guy se révèle être aussi l’auteur présumé d’au moins une douzaine de viols et meurtres de jeunes filles dont les corps sont peu à peu découverts dans le jardin.

Sus au spectaculaire : c’est davantage la microfissure au plafond qui intéresse l’écrivaine Tiffany Tavernier dans L’Ami, son nouveau roman. Peu encline à raconter les rebondissements de l’enquête autour de Guy, rebaptisé le « monstre » (fait divers effroyable et pourtant quelconque), la romancière s’attache à l’écriture de l’intime. À décrire la « tornade qui, d’un mur à l’autre, valdingue ». Et parvient – une performance ! – à détourner l’attention du lecteur du sensationnel vers la banalité des drames secrets que le fait divers réveille incidemment.

Furie intérieure
Très rapidement, l’« affaire Delric » alimente la désunion du couple. Elisabeth, à bout de nerfs, ne supporte plus de vivre en face d’un charnier ; Thierry est au travail à l’usine le lendemain, décidé à « mener une vie normale ». « Tout glisse sur lui », confie au psychologue son épouse exaspérée, peu avant de faire ses bagages. Elle partie, son « seul ami » perdu, le vernis d’impassibilité de Thierry craquelle pourtant. Une microfissure, précisément, qui vient ménager une fenêtre sur une extraordinaire furie intérieure.

Et celle-ci prend d’abord la forme d’une question : pourquoi Thierry n’a-t-il pas vu Guy comme le psychopathe qu’il est ? Pour y répondre, Thierry tâche de relire leur amitié à l’aune des grands événements de sa vie. C’est bientôt un déferlement de souvenirs qui le chahute, un chaos informe de tout ce qui l’a un jour blessé et qu’il avait mis de côté. Le départ de son fils unique parti travailler au Vietnam ; un accident de travail à l’usine ; la mort de sa chienne Jules et de celle de Guy, Nelly ; le frère auquel il ne parle plus depuis des années ; les torrents de pleurs de sa mère dans lesquels il imaginait se noyer quand il était enfant. Tout cela est régurgité sans mesure ni hiérarchie, en même temps, dans l’espace d’un paragraphe. Et parfois, quand le souffle de Thierry s’accélère, d’une seule phrase : « Notre pauvre chienne avec ça, à se demander pourquoi le patron de mon fils s’est mis en tête d’appeler son chien pareil, et maintenant cette armada de types en blanc dans leur jardin, comment je vais faire, moi, demain, à l’usine, parce qu’il n’y a pas d’arrêt maladie pour ça, ah ça, pour sûr il nous a bien eus, le fumier (…) ».

Possibilité de la résilience
Tiffany Tavernier n’en est pas à son coup d’essai avec l’écriture des traumas. Déjà, dans son précédent roman, Roissy (Sabine Wespieser, 2018), elle avait fait le portrait superbe, éclaté en puzzle, d’une femme soudainement devenue amnésique qui avait élu domicile dans un aéroport. Dans L’Ami, la romancière parvient encore une fois à dire vrai et juste le tourment. Mais elle dessine aussi avec davantage de force la possibilité de la résilience, par-delà les « débris de corps et de maisons ».