LE TEMPS, Eléonore Sulser, samedi 28 février 2015


« Michèle Lesbre, sur les chemins buissonniers de la mémoire »

« En écho à Patrick Modiano, la romancière part en quête de signes, de solutions fantomatiques aux énigmes du passé. Mais l’élan qui la porte est un hymne à la vie.

Dans Chemins, son dernier roman, comme dans Le Canapé rouge ou dans Écoute la pluie, la trame des livres de Michèle Lesbre est la vie même. C’est l’évidence, direz-vous : tout roman ne prend-il pas ses racines dans l’existence?

Encore faut-il savoir en parler. Savoir rendre cette respiration sans cesse renouvelée, ce battement souterrain du monde et du cœur, et surtout ce que glisse chacun d’entre nous dans les intervalles de ces rythmes réguliers, ce que chacun en retient aussi. Il faut savoir dire l’écoulement de la vie avec précision, avec élégance, en lui donnant un sens. Et c’est à quoi s’attache avec talent Michèle Lesbre.

Elle envoie dans ses romans une femme qui lui ressemble. Elle respire le vent, voyage, rencontre, guette les messages du passé, les signes, se réjouit, lit des livres. Elle se souvient, elle s’interroge. Elle est présente aux êtres, curieuse, ouverte, inquiète, bouleversée parfois, bienveillante aussi. C’est une chercheuse de vie, comme d’autres sont chercheurs d’or. La vie était ainsi, pleine de dangers, mais aussi de moments radieux qu’il fallait saluer comme tels.

Rien de spectaculaire dans ses livres. Pas de grandes batailles, ni de déchirures affectives violentes, ni de complots, mais des faits marquants, comme le suicide terrible et étrange d’un vieil homme souriant dans Écoute la pluie, ou ce père qui dans Chemins, ce dernier et magnifique roman, lui promet en cadeau un âne ; cadeau incroyable, qui plonge dans l’extase la petite fille qu’elle est ; cadeau, qui n’arrivera jamais.

Chemins est un titre double. Il est celui des chemins de halage, le long des canaux, qu’elle suit plus ou moins et qui la mènent jusqu’à la Loire dans une ville nommée R., où s’est endormie une part de son enfance.
Mais ce sont aussi les chemins qui mènent à son père; un homme colérique, rêveur, disparu et resté énigmatique. Mon intime étranger, dit-elle.

En italique, les souvenirs d’enfance : une mère si belle, un père si peu sûr de la mériter, malade aussi. Des disputes sans fin. Mais, chez les grands-parents, tout de même, la rédemption du jardin, l’été.

En écriture régulière, elle dit le présent vagabond. D’hôtel en hôtel, au fil de l’eau, elle avance, sans se presser, vers sa mémoire. Lectures, cafés. Rencontres de hasard, messagers, un ancien marin et surtout ce chien qui surgit et s’attache, sans façon, à elle : Je te préviens, lui dit-elle, toi et moi, c’est pour la vie, tu as toute la nuit pour réfléchir. Et la fin du livre devient l’histoire d’un couple : le chien et moi.

On parle parfois de Patrick Modiano à propos de Michèle Lesbre. Elle le lit, elle lui a rendu hommage, elle s’intéresse comme lui à la mémoire. Il y a une parenté. Mais elle est plus précise, cependant. Plus attachée au réel, aux sensations, aux détails domestiques. […]

Et elle n’a pas peur d’inviter directement ses fantômes dans le théâtre de ses pages. Elle les fait défiler, un à un, toute une nuit, sur un pont de R., comme sur une scène. Ses grands-parents, oncles, amis d’enfance et même la bonne. Errance fantastique de la mémoire. R. devient un décor où se rejouent des pans entiers de sa vie.

Nostalgie, oui, mais pas seulement. Il y a dans les livres de Michèle Lesbre un élan vital, une qualité d’émerveillement, un humour diffus, une sorte de confiance qui comblent le lecteur : C’est peut-être la dernière fois, mais quelle dernière fois? Il y en a tant. »