LIBÉRATION, Alexandra Schwartzbrod, samedi 20 mars 2021


« Madeleine en biais

Alléchée par l’incipit, nous nous sommes coulée dans ce roman comme l’on part en voyage, persuadée d’y retrouver Jérusalem et l’Orient, et les conflits intérieurs que ce séjour provoque immanquablement. Et puis nous avons perdu Jérusalem en route, finalement simple prétexte pour évoquer ces conflits intérieurs qui, parfois, vous font passer à côté de l’existence. Le narrateur se nomme Robert Stobetsky, il est au mitan de sa vie comme il dit, il tient une petite librairie à Bar-sur-Aube, dans la région Grand Est, et s’est vu offrir par son neveu Emile, la seule personne dont il soit vraiment proche, un voyage organisé en Terre sainte. Pourquoi là ? Il se le demande alors qu’il déambule dans la vieille ville de Jérusalem. Dieu sait que je n’avais pas envie de ce voyage, et si j’étais d’humeur à plaisanter je dirais qu’Il l’a mal pris, car maintenant je le rencontre à tous les coins de rue, ou plutôt ses exégètes, Il est partout dans cette ville à travers eux, impossible d’éviter la religion ici, c’est une punition en règle, ces hommes en noir croisés tous les cinq mètres, qui se chargent de me rappeler à quel enfer j’ai échappé quand mes arrière-grands-parents ont quitté Rohatyn, dire que sans leur rêve américain avorté je serais peut-être affublé comme ces ultra-orthodoxes convaincus de faire advenir le Messie en se conformant à tous les commandements, 613 mitsvot, me dit-on, mais je ne veux même pas savoir et je constate seulement que je suis perdu dans les rues de ce quartier et quand j’ai demandé mon chemin, cet homme m’a juste répondu que je me trouvais à Nahlaot comme si cela devait me dire quelque chose, comme si j’étais à la recherche de je ne sais quoi, alors que je suis seulement tenté de maudire Emile qui a eu l’idée de ce voyage pour mes cinquante ans, quel cadeau empoisonné. Voilà cette première phrase qui nous a attrapée et vissée à ce roman plus sûrement que tenon et mortaise, sa musique peut-être ou la sensation confuse d’être au début d’une histoire incroyable.

C’est là le talent de Jean Mattern, donner à chaque phrase le sentiment que le plus important reste à venir et qu’il ne faut pas partir. De fait, très vite, le choc se produit. Via Dolorosa, le narrateur croit apercevoir dans la foule des pèlerins un profil qui le hante depuis une trentaine d’années. Je ne vis pas grand chose sous ce chapeau à large bord, mais sans doute était-ce autant le port de tête que cette moitié de visage qui ont ramené au présent cette première fois où je l’avais vue, de biais aussi, dans la bibliothèque de la Sorbonne. Madeleine. Et voilà que la simple vision d’un visage passionnément aimé, ou plutôt l’illusion de ce visage car après tout il s’agit peut-être d’un de ces mirages que suscite souvent Jérusalem, pousse le narrateur à revoir l’ensemble de sa vie, une vie somme toute vite résumée puisqu’elle tourne essentiellement autour de cet amour perdu, dont seuls la musique et les livres ont réussi à apaiser le chagrin. Un roman délicieux et triste qui en dit long sur le sens de la vie, et surtout la perte, l’abandon. »