LIBÉRATION, Claire Devarrieux, samedi 14 novembre 2020


« Noël approche. Novembre a été particulièrement difficile, balayé par un vent mauvais. Matins rudes, journées ingrates. Impossible d’étendre le linge dehors. « Puis la nuit s’installait et le gel reprenait, et les lames du froid se glissaient sous les portes et coupaient les genoux des rares qui s’agenouillaient encore pour dire le chapelet. » C’est le début de Ce Genre de petites choses, le nouveau Claire Keegan, et c’est la première image frappante, de celles qui vous arriment à un roman. Celui-ci est très court, comme le précédent, les Trois Lumières (Wespieser, 2011).

Nous sommes en terre catholique, en Irlande, à New Ross, comté de Wexford. Noël se prépare tôt, arrive vite. Sur la grand-place on a installé un épicéa, à côté de la crèche municipale dont les personnages ont été repeints. « La coutume voulait que les gens se réunissent là le premier dimanche de décembre, devant l’hôtel de ville, après la tombée de la nuit, pour regarder les lumières s’allumer. » Eileen est là, avec ses cinq filles, qu’elle emmène faire le tour des vitrines. Bill Furlong, le mari d’Eileen, doit consoler la benjamine, elle refuse d’aller saluer le père Noël. Et ça l’accable, si elle est perturbée à cause de ça, alors qu’est-ce que ce sera plus tard, quand elle devra affronter « ce que le monde lui réservait ». Le chapitre commence avec Eileen mais le point de vue est celui de Bill, cela durant tout le livre.

Père inconnu

Il s’appelle Bill pour William, un prénom peu catholique qui s’explique par ses origines, si on peut dire. Il a été élevé dans une belle demeure, chez Mrs Wilson, une veuve protestante pour qui travaillait sa mère. Le roman se situe en 1985 (période difficile, les commerces ferment, beaucoup de chômage, les gens émigrent). Bill Furlong est né en 1947 de père inconnu. Non seulement Mrs Wilson n’a pas mis à la porte sa jeune domestique, mais elle s’est occupée de l’enfant. Furlong a fondé cette famille qui, bientôt, se met à décorer le sapin, et il est devenu le patron du dépôt de charbon où il a eu son premier emploi. « Il était doué pour le commerce, connu pour son efficacité aimable, et digne de confiance, car il avait acquis de bonnes habitudes protestantes : il avait tendance à se lever tôt et n’aimait pas boire. » Furlong est un brave homme.

Décembre, mois des corneilles. Elles sont dans la rue, « qui se déplaçaient à grands pas, inspectant le sol et l’espace autour d’elles, les ailes repliées, rappelant à Furlong le jeune curé qui aimait arpenter la ville, les mains derrière le dos. » Ce genre de petites choses, Small Things Like These, semble en noir et blanc, comme un paysage de neige, comme la mère supérieure que Furlong va affronter. Le titre renvoie aux gestes et aux mots anodins qui tissent la vie quotidienne, et qui, bien sûr, ont leur sel et leur poids. L’expression revient quatre fois, pour qualifier les encouragements prodigués à Furlong par Mrs Wilson, et les quelques gifles reçues de sa mère. Ou encore, les conversations de Furlong et sa femme, le soir, dans le lit conjugal, avant d’éteindre la lumière. La partition d’Eileen est sévère. Pour les alcooliques qui ne s’occupent pas de leurs enfants, pour ceux qui se retrouvent dans la misère et l’ont bien cherché, Eileen, en bonne catholique, est sans pitié. Furlong a tendance à donner une pièce aux gosses. Et après, il n’y a plus de monnaie pour la quête. Entre Furlong et sa femme, il ne s’agit pas de mésentente, le couple est solide, plutôt une répartition des rôles. Eileen pense qu’il a le cœur trop tendre. Il est d’avis que les femmes sont aussi plus fines, « plus profondes », plus « réalistes », aussi.

Repassage

Comme dans ses deux recueils de nouvelles, l’Antarctique (2010) et A travers les champs bleus, Claire Keegan met en place cette répartition. Furlong aide Eileen parce que c’est dimanche, mais c’est elle qui confectionne le gâteau de Noël, puis se met au repassage, les taies d’oreiller après les chemises : « Toujours, elle s’attaquait au plus difficile en premier. » Les femmes à l’intérieur, les hommes dehors. Et, naturellement, les histoires de Keegan, née en 1968 dans une ferme du Wicklow où il n’y avait pas de livres, montrent des épouses dont le destin est tracé, mais qui s’écartent de la norme, en pensée ou en actes, portées par un mouvement de liberté. Il y a aussi de jeunes rebelles qui ne reproduiront pas le modèle ancestral.

« Pour ma mère, le travail est sans fin : nous, la fabrication du beurre, les repas, la vaisselle, nous lever et nous préparer pour la messe et l’école, sevrer les veaux, engager les ouvriers pour labourer et herser les champs, faire durer l’argent et régler le réveil. » Ainsi s’exprimait la petite fille de la campagne dans les Trois Lumières, qui était le récit de son bonheur, par un été très chaud, quand on la confiait à un couple qu’elle ne connaissait pas. Si Ce genre de petites choses avait adopté le point de vue d’une des filles Furlong, on aurait eu la même description, mais adaptée à une maisonnée en hiver, urbain et non plus rural. Furlong est conscient des longues journées de sa femme, il lui dit de faire attention, elle risque le surmenage. Furlong se tourmente, et sa femme le voit. Noël oblige, il repense à son enfance, au puzzle de 500 pièces qu’il avait demandé et n’a pas eu. Sa vie, «l’inquiétude continuelle», les livraisons à bord de la camionnette, toute la semaine dès le petit jour, et le noir sous les ongles qui ne part pas. Il sait aussi que « ce serait la chose la plus facile au monde de tout perdre », et qu’il ne va pas baisser les bras : « Tout ce qu’il voulait, c’était garder une attitude discrète et conserver l’estime des gens, subvenir aux besoins de ses filles, les voir poursuivre et achever leurs études à St Margaret, le seul établissement secondaire convenable de la ville. » Furlong est en crise. Et, comme nous le disait Claire Keegan il y a dix ans, au moment de la sortie de son premier recueil de nouvelles : « Je vais jusqu’au bout des crises que vivent mes personnages, pour voir comment ils s’en sortent. »

Ce genre de petites choses sort en France en avant-première, et ne sera publié en Grande-Bretagne qu’en 2021. Pourquoi ? A cette question, envoyée par mail avec quelques autres, Claire Keegan répond par retour du courriel. C’est simple, elle avait promis à Sabine Wespieser que dès que son nouveau livre serait prêt, elle lui donnerait la possibilité de le publier la première, ce qu’elle a fait. Quant aux sentiments de Claire Keegan à l’égard de la France, où elle a vécu à un moment, la réponse est : « J’adore passer du temps en France. C’est vraiment un pays magnifique. »

Ateliers d’écriture

A l’âge de 17 ans, partie étudier à l’université Loyola de la Nouvelle-Orléans, Claire Keegan en est revenue avec un diplôme de creative writing, ou création littéraire, qu’elle enseigne à son tour. Après avoir, par le passé, donné des cours à l’université, elle s’est mise à son compte. « Je n’enseigne jamais à plein temps, précise-t-elle. Je préfère être mon propre employeur, et diligenter mes propres ateliers d’écriture qui m’emmènent partout dans le monde. » Le printemps dernier, elle a quand même tenu un séminaire pour les doctorants de Trinity College à Dublin. En janvier prochain, elle aurait dû animer un week-end littéraire à Tullow, comté de Carlow en Irlande, mais le Covid a annulé tous ses engagements. Elle dit que financièrement, cela ne pose pas de problème : « Je continue à écrire – et à vendre ce que j’écris. Ce genre de petites choses a été pris par Faber [son éditeur londonien, ndlr] et aux Etats-Unis, et les droits ont été acquis par dix autres éditeurs. La pandémie m’a maintenue à ma table. »

Les cours de création littéraire et les ateliers d’écriture seraient-ils la meilleure manière de devenir écrivain ? « ça n’existe pas, la meilleure manière de devenir écrivain. » Son rôle consiste à « aider les gens, de manière à ce qu’ils puissent améliorer tant l’écriture que la lecture. » Voilà à quoi sert d’« étudier les ressorts de la fiction » : apprendre à écrire, c’est apprendre à lire. Claire Keegan, à la fin de son livre, remercie ses étudiants. « Ils m’ont appris à être réceptive plutôt que réactive, explique-t-elle. J’ai appris comment enseigner, et comment voir à quoi je pense quand j’examine un texte de près. »

Dickens et Tchekhov viennent à l’esprit en lisant Ce genre de petites choses. Au programme de Tullow, en janvier, c’est entre autres sur une lettre de Tchekhov qu’elle avait prévu de travailler. Elle ne peut pas vraiment dire laquelle, puisqu’elle n’avait pas encore écrit le moindre mot de son programme lorsqu’il a été annulé, mais elle cite celle-ci : « Supprimez, partout où c’est possible, les adjectifs et les adverbes. Quand j’écris : « l’homme s’assit sur l’herbe », cela se comprend sans difficulté parce que c’est clair et ne demande pas d’efforts d’attention. Au contraire, si j’écris : « un homme élancé, de taille moyenne, à la poitrine étroite et à la petite barbe rousse, s’assit sans bruit sur l’herbe verte que les passants avaient déjà foulée tout en jetant autour de lui des regards timides et apeurés », cela est difficile à comprendre et lourd pour l’entendement. Il faut au cerveau un certain temps pour assimiler. Or la littérature doit être saisie sur le coup, en une seconde. » Datée du 3 septembre 1899, il s’agit d’une lettre au jeune Maxime Gorki, qui publie son premier roman, Foma Gordeiev.

Il arrive à Claire Keegan, dans ses entretiens, de citer « le Baiser » de Tchekhov (une nouvelle de 1887). Un bataillon cantonné dans un village est invité par le propriétaire des environs. A la fin du thé, ils passent danser au salon. Le capitaine Riabovitch, qui ne danse pas, qui n’a jamais eu de femme dans sa vie, s’éloigne pour aller voir les autres jouer au billard. En revenant, il se trompe de porte, se retrouve dans le noir, et là, « deux bras féminins » se jettent à son cou. Il sent une joue contre sa joue, il entend le bruit d’un baiser, puis un cri, puis il n’y a plus personne. Subjugué, le capitaine cherche à savoir à qui il doit ce moment divin, mais ne voit dans l’assemblée aucune jeune fille qui soit à la hauteur. Le lendemain, un peu ivre, voulant faire part de la chose incroyable qui lui était arrivée, de la richesse de ses impressions, il demande à ses camarades de l’écouter : « Il raconta avec force détails l’histoire du baiser : au bout d’une minute, il avait achevé… En une minute, il avait tout dit, il fut terriblement surpris d’avoir eu besoin de si peu de temps pour faire son récit. »

La révélation de Furlong, dans Ce genre de petites choses, n’est pas un baiser, mais une scène qu’il n’aurait pas dû voir. Furlong effectue une livraison au couvent. Tenu par les religieuses du Bon Pasteur, le couvent jouxte St Margaret, et abrite à la fois une école professionnelle et une blanchisserie réputée. Furlong est en avance, il se promène un peu en attendant. Dans une chapelle, il aperçoit des gamines sans chaussures, mal fagotées, en train de briquer le plancher. L’une d’elles s’approche et lui demande de la conduire à la rivière, elle pourrait ainsi se noyer. Furlong fera ensuite une découverte qui va mettre en balance la raison et le courage. Ce genre de petites choses est un conte de Noël, mais il est construit de telle sorte que l’issue est imprévisible. On sait, après avoir lu les autres récits de Claire Keegan, qu’elle est capable d’imaginer le meilleur comme le pire en matière de dénouement.

Mise en garde

Comment le personnage de Furlong lui est-il venu ? « J’avais lu des témoignages du rapport Ferns (sur les abus commis par l’Eglise). Un survivant disait qu’on le mettait dans la cave à charbon quand il était enfant. Je me suis souvent demandé si le livreur de charbon était au courant, et, si c’était le cas, ce qu’il faisait de ça. » On ne peut pas réduire l’aventure du Furlong à la rencontre qui l’attend au couvent. Aussi court soit-il, le roman vibre de toutes les inquiétudes du père de famille. Les sœurs sont puissantes, on le met en garde. Mais lui-même a des filles, il n’aimerait pas qu’elles se retrouvent de l’autre côté du mur qui sépare la blanchisserie de St Margaret. Avant même d’apercevoir les malheureuses créatures, la semaine de Noël, il a entendu ce qu’on dit sur le couvent, on en parle comme d’un foyer pour mères célibataires, dont les enfants sont adoptés, vendus par les bonnes sœurs. « Ecoute, il y a des filles qui s’attirent des ennuis ; tu le sais, ça. » Le coup est bas, pour la première fois la femme de Furlong se permet une allusion à sa mère. C’est la quatrième « petite chose » du livre, elle lui reste en travers de la gorge, « il ne put ni la chasser ni trouver des mots susceptibles d’atténuer ce qui avait surgi entre eux ».

Ce genre de petites choses est dédié « aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande ». La dernière blanchisserie a été fermée en 1996. Deux films ont mis en scène ces scandales, the Magdalene Sisters, de Peter Mullan (2002) et Philomena, de Stephen Frears (2013). Quelle est l’attitude du gouvernement irlandais aujourd’hui à l’égard de ces institutions qui étaient, rappelle l’autrice, « administrées et financées par l’Eglise catholique conjointement avec l’Etat irlandais ? » « Je la trouve lamentable, dit Claire Keegan. Notre gouvernement vient de signer un décret selon lequel les archives concernant ces foyers des mères et des bébés sont interdits d’accès pour trente ans. Cela causera des souffrances supplémentaires et inutiles. »

Vingt-quatre heures après son mail, Claire Keegan a envoyé un post-scriptum. Elle venait de relire sa réponse sur la France et l’avait trouvée trop abrupte. « Je n’aime pas épiloguer indéfiniment sur la France, comme une touriste – ce que du reste je suis toujours – et les longues réponses m’ennuient, mais j’adore séjourner en France, j’adore les vergers et les forêts du Limousin, spécialement la Corrèze. J’y suis venue avec mon cheval, il y a quelques années. La vallée de la Loire est magnifique – comme le sont les forêts de pins dans les Landes. Le déjeuner dominical le plus somptueux que j’aie jamais eu c’était à Bordeaux. Et la côte normande est complètement différente et splendide aussi. Quel plaisir de se réveiller devant le littoral, de se promener, mais aussi de se laisser simplement imprégner par l’histoire de la région. Avec Sabine, je suis allée en Provence ; elle m’y a généreusement invitée lorsque j’ai reçu un prix pour les Trois Lumières. Sabine a aussi invité plusieurs écrivains de la maison à un festival en Corse, c’était formidable, tous les jours on allait nager dans l’eau salée. L’écrivain (vivant) que j’admire le plus est Michael Haneke, qui a passé beaucoup de temps en France. Son film, Amour, qui se passe à Paris, est un chef-d’œuvre. Une fois j’ai invité mes étudiants à Paris pour un « week-end de fiction », je leur ai parlé de Flaubert, Camus, Maupassant. La France, je m’y plais. »»