LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 14 et dimanche 15 mars 2020


« La cruauté peut être tonique et vivifiante : rencontre avec Catherine Mavrikakis ».

« […] L’auteure de 59 ans, qui enseigne la création littéraire à l’Université de Montréal, a publié son premier roman Deuils cannibales et mélancoliques en 2000. Vingt ans, huit romans et quelques essais plus tard, elle signe L’Annexe. Son premier et dernier titre sortent en même temps en France chez Sabine Wespieser. Ses livres aiment parler du passé, des fantômes, de l’exil, voire de la presque prémonitoire maladie noire dans l’anticipation Oscar de Profundis (2016), avec un style précis et limpide. D’un tempérament sensible et franc, Catherine Mavrikakis crée des personnages au cynisme assumé, pleins d’une énergie farouche, qui ne cillent pas devant l’adversité. […] »

Extraits de l’entretien :
– […] La narratrice [de Deuils cannibales et mélancoliques] a un cynisme comparable à celle de L’Annexe, publié vingt ans plus tard. Une marque de fabrique ?
– Cynisme et ironie aussi. J’essaie d’être drôle. Je ris parfois en écrivant. Et je me dis qu’il y a quelque chose d’un peu macabre en moi. […] Avec Le Ciel de Bay City, j’ai atteint un public que je ne pensais pas atteindre avec des sujets aussi lourds.
– Comment ça « lourds » ?
– J’ai l’impression de demander à mes lecteurs de porter quelque chose sans trop penser à eux. Je suis plus tendre dans L’Annexe. Je les prends davantage par la main. Mais ce travail ne m’est pas naturel. Même si je les emmène sur une fausse piste, parce que c’est un faux roman d’espionnage. Dans mes précédents textes, personne ne s’en sort. J’avais envie qu’Anna s’en sorte. S’il n’y avait pas eu Anne Frank, je l’aurais liquidée. […]
– Le passé relégué d’Anna rejaillit.
– C’est un peu comme une allégorie. On oublie certains instants de nos vies. Et ils resurgissent de temps en temps. On est toujours un peu agent secret par rapport à nous-mêmes. J’ai choisi un métier où on fait semblant d’être quelqu’un d’autre. Quand le passé revient, que l’émotion affleure, cela peut nous mettre en danger. Cette femme n’est pas exceptionnelle,nous sommes tous ainsi. On est tous en train de croire qu’on passe à autre chose. On est obligé. C’est ça vivre, c’est oublier qui on a été.
– Pourquoi son goût pour la littérature ressort-il ?
– C’est dans son rapport à la littérature qu’elle était très vulnérable. Et c’est elle qui va la sauver, le personnage d’Anne Frank. Mais la littérature peut être dangereuse, je le crois vraiment.
– Dangereuse dans quel sens ?
– La littérature nous rappelle des choses enfouies en nous, ou même qui nous arriveront un jour. Il y a quelque chose de prémonitoire dans l’art en général. Simplement nous parler de notre mort, de la mort de nos proches. Cela donne de la force et fragilise aussi.
– Pourquoi s’attache-t-elle à son geôlier ?
– Elle est capable d’être subjuguée, d’être sous emprise. Elle ne se savait pas comme ça parce que c’est elle qui manipulait. La domination n’est pas que sexuelle. Il y a d’autres manières d’exercer son pouvoir, tout aussi dangereuses. On pense beaucoup en ce moment aux atteintes au corps, mais il y a des atteintes à l’esprit qui peuvent ravager. J’avais envie qu’elle et Celestino soient dans une relation un peu bizarre, où il y a du sexuel, mais sans avoir envie de coucher ensemble. […]


« C’est un beau nid à espions. Neuf spécimens de taupes, tueurs et autres indics se trouvent réunis dans un appartement. Ou plutôt enfermés. Mis au vert comme on dit, pour avoir commis une erreur ou failli, selon leur commanditaire. C’est un classique du huis clos que de plonger des corps étrangers et nuisibles dans une ambiance acide. L’intendance a la maestria verbale d’un Cubain homo, Celestino, sorte de M. Loyal confondant, et l’efficacité discrète de Saturna, cuisinière hors pair qui régale quotidiennement cet étrange conclave. Les têtes tombent une à une sans bavure, crise cardiaque ou suicide de bon aloi. On pense au jeu de massacre îlien des Dix Petits Nègres, cité au passage.

Qui est qui ? Qui va tuer qui ? Pourquoi et comment ? Là n’est pas le sujet. La narratrice, Anna, fait partie de ce nid de guêpes anesthésiées, exfiltrée d’une existence de courant d’air permanent depuis vingt ans aux ordres de l’Agathos. Pas de lieu à elle, pas d’adresse, pas d’amis, si ce n’est en dernier lieu un couple d’agents de l’organisation ennemie, qui la considérait comme sa fille adoptive et qu’elle a abattu précipitamment. C’est une femme sans passé, sans reliefs, sans émotions. […]

Un modèle extrême dans le genre agent secret, avec un gros faible assumé pour le destin d’Anne Frank et une visite annuelle à l’Annexe à Amsterdam, l’appartement secret où se sont cachées l’adolescente et sa famille avant d’être raflées en août 1944. Autre faiblesse d’Anna qu’elle a mis sous le boisseau : son goût prononcé pour les romans. Elle a tu la lectrice en elle parce que la littérature ramollit son sang-froid et l’empêche d’y voir clair. Le sémillant Celestino ramène cette passion à la surface dès son arrivée à l’Annexe, l’appelant d’emblée Albertine, « la prisonnière de Proust ». « Il va falloir que tu te mettes ou te remettes à la lecture, parce qu’avec moi on fait des concours littéraires », lui dit-il. De fait, tout devient prétexte à comparaison livresque ou même cinématographique. L’appartement collectif tient du Grand Hôtel, la Russe qui déboule dans la cuisine ressemble à la vieille aristocrate de Moumou de Tourgueniev, le jeune homme hystérique lui rappelle Charles Morel chez Proust, « le parasite par excellence, un Lucien de Rubempré en plus veule ».

Ce jeu avec le romanesque va bien plus loin qu’une juxtaposition ludique de références, de masques de personnages célèbres sur d’autres, une sorte d’emboîtement ou de mise en abyme. C’est une forme de duel raffiné qui se joue entre la tueuse sans aspérités et le Cubain excentrique, à l’image un peu du huis clos du Baiser de la femme araignée de Manuel Puig. La littérature sauve mais peut parfois mener à la mort, semble dire L’Annexe.

Impressionnante est la forme d’assurance glaciale d’Anna, son œil ironique et son intolérance aux failles d’autrui. Dans Deuils cannibales et mélancoliques, écrit vingt ans plus tôt, Catherine porte le même type de regard cynique. Elle dévide l’hécatombe de morts chez ses proches avec un humour grinçant. […] Sous l’apparente maîtrise de soi ou la fréquentation assidue de la mort, la rage. »