LIBÉRATION, Virginie Bloch-Lainé, samedi 17 février 2024


François Jonquet et Christian Boltanski, « mythe » et disciple

Il pouvait mettre du plomb dans l’aile et casser l’élan qu’il avait lui-même suscité. Il avait ses bons et ses mauvais jours. Pas exactement sympathique, il était assurément un personnage, en plus d’être quelqu’un de très important dans le paysage de l’art contemporain. Conscient de son poids, sûr d’être un «mythe», il y faisait référence sans vergogne. De plomb et d’or est un roman dont le second héros – le premier étant le narrateur, François Jonas – est l’artiste Christian Boltanski, né à Paris en septembre 1944, mort en juillet 2021. Le livre raconte la formation de François Jonas dans l’ombre de Boltanski. Il se met tout contre lui d’abord, puis il s’en éloigne et le voit mieux ainsi. Jonas est un garçon qui se cherche et qui cherche aussi un père, le sien «étant mort quand j’avais seize ans me laissant bien paumé». Avec ironie mais douceur, d’un style particulier car exempt de virgules, ce qui donne aux phrases une fébrilité attachante, François Jonquet, dont la biographie doit ressembler à celle de Jonas, décrit le monde de l’art des années 1990 et 2000. Ecrivain et critique d’art ayant été réellement proche de Boltanski, Jonquet nourrit son livre d’entretiens qu’il a enregistrés avec lui ; il l’explique à la fin du volume. Boltanski fut le professeur du héros aux Beaux-Arts dans les années 1990. A l’époque, dans son atelier, «beaucoup ont le sentiment que Christian se fout de la gueule du monde». Boltanski fut un père symbolique et un professeur désinvolte, et vice versa. Très tendre d’abord, ce portrait du grand artiste et de son épouse, la plasticienne Annette Messager, également professeure aux Beaux-Arts, devient progressivement plus amer mais demeure très réussi : Boltanski s’est montré odieux, cruel envers François. Ne pas connaître l’œuvre de celui qui était maître en installations n’ôte rien au plaisir de lecteur de cette galerie de personnages. Un bon portrait est toujours intéressant.

«Il me dévisagea de ses pupilles brûlantes»

La première rencontre entre Jonas et Boltanski a lieu à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière dans une chapelle qui s’appelle Babinski. Le père du héros est en train de mourir, celui de Boltanski a passé l’arme à gauche trois mois plus tôt. Dans la chapelle, l’artiste «surgit de l’obscurité. Il me dévisagea de ses pupilles brûlantes il ne dit pas un mot qui aurait brisé la gêne, alors ça tourna à toute vitesse je cherchai, il me semblait que dans ces cas-là on demandait si on était de la famille alors je m’entendis prononcer Vous êtes de la famille ? […] Alors il me serra la main : Boltanski mais la surprise fut telle que je le repris : Babinski ! et les deux se mélangèrent s’agrégèrent dans ma tête fusionnèrent en une petite boule que j’allais pétrir de mes doigts dans les années à venir elle allait tourner tourner grossir.» En 1994, Jonas retrouve le célèbre Boltanski aux Beaux-Arts, dont sont décrits par Jonquet les escaliers. Ils sont importants, ces escaliers, car lorsqu’on les emprunte il faut savoir se mettre sur le côté pour laisser descendre les maîtres sans les effleurer, et observer l’air plus ou moins altier qu’ils arborent alors. De plomb et d’or fait écho, à travers ces précisions géographiques (la chapelle Babinski, l’appartement bourgeois de la famille Jonas, les Beaux-Arts, la maison du couple Boltanski-Messager), à la Cache (Stock, 2015). Ce roman de Christophe Boltanski, neveu de Christian Boltanski, décrivait l’appartement familial situé rue de Grenelle (Paris, VIIe), dans lequel, pendant la Seconde Guerre mondiale, avait été aménagée une minuscule pièce dissimulée à laquelle on accédait par une trappe. Elle servait à protéger le père (juif) de Christian en cas d’arrivée de la Gestapo. Après la guerre, les Boltanski ont continué de vivre les uns sur les autres et Christian Boltanski s’est construit comme un homme «intellectuellement et physiquement hors d’atteinte». Son art consistait à mettre la vie d’inconnus dans des boîtes, à fabriquer avec chaque installation un «portrait intime dans lequel on ne peut que se projeter comme assister dans une salle d’enchères à l’encan de sa propre vie». Jonas l’observe d’autant mieux que lui-même vient d’un autre milieu, catholique, de droite, conventionnel. Fils de notaire, il était destiné à «faire son droit.»

Son initiation au monde de l’art, «qui n’est pas tendre», est complétée par la rencontre avec celle que Jonas surnomme «la Messagère», Annette Messager. C’est un petit nom affectueux, bien que dans Messagère on entende mégère. Boltanski, «il a l’air de l’aimer comme un fou son Annette». Il est aussi question de Maurizio Cattelan, qui a représenté Hitler en statue de cire, et de Jeff Koons. L’artiste s’est fabriqué un genre en s’inspirant à la fois de Warhol et de Dalí, et y ajoutant, pour être de son époque, «une pincée de cynisme» ; une pincée seulement.

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