TÉLÉRAMA, Christine Ferniot, jeudi 8 décembre 2022


« Je vais te donner une leçon ! » hurle le père à son fils, détachant du clou la ceinture de cuir. La correction, tous les enfants la reçoivent un jour ou l’autre de Mahoney, ce père irritable dont la violence est décuplée depuis la mort de leur mère. Mais quel est le pire pour l’adolescent ? Recevoir des coups ou devoir coucher avec Mahoney quand il a « besoin d’affection » ? Nous sommes au cœur d’une Irlande rurale, dans les années 1940, et la vie est laborieuse pour les familles nombreuses où l’argent manque. Le fils aîné, le narrateur, est le plus sensible de la fratrie, le plus intelligent aussi, capable de partir faire des études. Mais ici, la principale échappatoire est de devenir prêtre, or le jeune homme n’est pas sûr de sa foi et rêve plutôt des cuisses de Mary Moran, une jolie fille du coin.

Le grand John McGahern (1934-2006) a signé avec L’Obscur un roman d’apprentissage bouleversant. Paru en 1965, il fut immédiatement censuré dans son pays, qui ne toléra pas la sincérité avec laquelle le narrateur parle de ses doutes, ses dégoûts, ses désirs. L’écrivain pointe du doigt la loi du silence imposée par la rigidité d’un pays soumis à un catholicisme tout-puissant. Cependant, John McGahern ne force jamais le trait, il préserve une écriture concise, qui suggère dans les gestes des personnages tout ce qu’ils n’osent pas dire : la peur, la rébellion devant l’hypocrisie, l’envie de s’affranchir du passé et de la religion. Il exprime aussi, sans élever la voix, l’attachement final d’un fils devenu un homme pour ce père qui va vieillir seul. Ni vrai pardon, ni soumission, dans le livre puissant de cet auteur admirable qui inspire nombre d’écrivains irlandais, de Colum McCann à John Banville ou Joseph O’Connor.