WWW.MEDIAPART.FR, Frédéric L’Helgoualch, lundi 12 octobre 2020


« Dans ‘l’école de la confiance’ du ministre actuel, j’entends tout le mépris pour les enseignants, cette façon perverse qui consiste à faire des parents des clients. »

« J’ai oublié le nom de cette maman africaine qui n’arrive presque jamais à conduire son garçon à l’heure. Mais une telle grâce, une telle beauté. À la porte de la classe, elle me dit dans un sourire, ‘Michèle, tu vois il est là…’ Moi, je lui indique ma montre, nos regards se croisent, sans paroles, elle sait, elle me désarme tant elle semble désolée pour moi, elle me trouve sans doute obsédée par l’heure. Je le suis et j’ai du mal à lui faire entendre mes arguments. Je lui explique que l’école n’est pas une garderie, que dès le matin il se passe des moments importants et que son petit garçon en est privé s’il est en retard. Elle me sourit, ‘demain’, me dit-elle. Je revois ses boubous, son port de tête, son visage, son sourire éclatant. Nous ne vivons pas dans le même monde, elle a emporté le sien en quittant son pays, tout comme son conteur de mari. C’est beau. »

Baptiste, merveilleux lutin sautillant, Quentin et son teint de porcelaine. Antonia et son appétence reconnue pour l’école buissonnière. Mais aussi cet enfant qui un jour dessine une croix gammée. Il rougit, ne sait quoi répondre. Le merveilleux comme la souffrance des autres, ceux qui ne savent pas demander de l’aide, quotidiennement.

« Née au début de la dernière guerre, j’aurai passé ma vie à construire quelque chose. Mon métier d’institutrice y a contribué, mes romans aussi. En quittant l’école, en 1995, j’évitais le désenchantement, je ne voulais pas y être malheureuse, mais je ne me sentais plus l’énergie nécessaire, c’était soudain comme une histoire d’amour en panne. »

L’auteure de ‘Chemins’, de ‘La petite trotteuse’ et du ‘Canapé rouge’ lance dans son dernier ouvrage ‘Tableau noir’ (paru chez Sabine Wespieser) un cri d’amour vibrant à son ancien métier d’enseignante. Un cri d’amour qui résonne comme une alarme, une urgence, tant l’institution et ses membres lui semblent aujourd’hui malmenés, sacrifiés en dépit de tout bon sens. Un récit court mais intense qui narre avec pudeur et mélancolie le parcours de cette fille et petite fille d’instituteurs qui se souvient des odeurs de l’enfance, des craies qui grincent sur le grand tableau sous l’œil complice de sa maîtresse de mère, l’entrée dans les années cinquante à l’École normale (« une sorte de couvent laïque »), les astuces trouvées pour dissimuler ‘L’Amant de Lady Chatterley’ au sein des murs de la sévère institution. Les premières années d’enseignement dans un petit village, la découverte de son immense responsabilité dans la vie des enfants, des parents en attente (« enseigner dans un village est une vraie belle aventure. L’école a le beau rôle, elle rayonne et tous les regards convergent vers elle »). Michèle Lesbre, au fil de ses souvenirs sensibles, replace les événements marquants de l’époque, ses lectures et le cinéma (partout, toujours, le cinéma), comme pour mieux conter son évolution, ses influences, avec le plus de sincérité possible. « La célèbre une de Hara-Kiri, « Bal tragique à Colombey – un mort », me fait sourire, en scandalise certaines. Je ne peux pardonner la torture en Algérie, ni la nuit d’octobre 1961 à Paris, sans parler des violences policières au métro Charonne, en février 1962. Les morts manifestaient contre l’OAS. » Sa mutation à Paris, la découverte de la ville-monde (« mon métier ne sera sans doute pas le même »). Son désir d’engagement (qui, nous confie l’auteure dans un sourire, lui vaudra le surnom de ‘Khmer rouge’).

« Les années déjà lointaines que je retrouve en écrivant ces lignes me reviennent à travers la lumière et la poésie de certains moments, les petits matins d’hiver, l’enfance trop tôt levée, les nez qui coulent, les mains gelées dans les moufles cousues aux manches des manteaux et qui parfois pendent comme des ailes brisées d’oiseau, les adultes hagards et pressés, les goûters oubliés, les cagoules égarées, les pleurs et les sanglots des amours enfantines, mais aussi les rires aux éclats, la beauté des sourires et des regards, les petits caractères déjà affirmés. Des images enfouies, que la mémoire me restitue et qui me submergent.
Aujourd’hui, toutes ces femmes, tous ces hommes dispersés ça et là, que j’ai connus enfants et que peut-être je ne reconnais pas dans la foule, perdus à jamais, sont encore dans ma mémoire. Sans doute est-ce une sorte d’inquiétude qui fait ressurgir ces instants, ces émotions. Il me semble que bien des choses ont changé. »

Bien des choses ont changé, en effet, au sein de l’école laïque française en cinquante ans de carrière. Les bouilles charmantes sont toujours là bien sûr, les parents inquiets aussi, les collègues impliqués (même si la communication entre eux, chacun assommés par ses doutes, ses coups de blues, semble devenir un peu plus compliquée chaque jour) mais les maux de la société s’immiscent, s’immiscent, s’immiscent toujours davantage sans trouver le bouclier espéré brandi par un sommet qui désormais carbure aux sondages (les ministres successifs se préoccupant davantage de laisser leurs petits noms à telle ou telle réforme incompréhensible détricotant celles de leurs prédécesseurs). Mais la dévalorisation auprès de l’opinion de ces « fumistes d’enseignants, vacanciers éternels » (la même qui touche tous les fonctionnaires, « petits pois etc », les attaques médiatiques allant de paire avec les politiques libérales qui rêvent d’anorexie pour les services publics) fonctionnant à plein en période de ‘rentabilité’, de ‘forces vives’ et d’autres ‘flexibilité’ agités en mode slogans à la fin de chaque intervention officielle, relue (écrite ?) par des communicants venus de la publicité. La France est l’un des pays européens qui comptent le plus d’élèves scolarisés dans le privé : la laïque attire moins, fait peur, même, par endroits. Les héritiers des hussards noirs de la République sont fatigués. Le drame de toute une société qui ne s’en rend pas compte, se paie même le luxe d’être moqueuse. ‘Tableau noir’ est dédié à Christine Renon, directrice d’une école de Pantin qui s’est suicidée sur son lieu de travail le 23 septembre 2019 après avoir adressé à sa hiérarchie plusieurs courriers dressant les dysfonctionnements d’un « mammouth » (comme le disait élégamment un ancien ministre, que Michèle Lesbre ne cite même pas, mépris définitif), qui à force d’être dégraissé ne tient plus qu’à peine debout. Ennuyeux, pour qui se rappelle que l’école forme les citoyens de demain, les consciences de l’avenir. Mais le terme ‘ruissèlement’ est tendance dans un domaine spécifique seulement dans les discussions de comptoir (fussent-elles 2.0). Plus qu’une dédicace, le drame de Pantin a été pour Michèle Lesbre un déclic pour écrire ce livre. Dire la beauté de ce métier, raconter les rencontres humaines inoubliables, l’engagement de jeunes gens mal payés peut-être idéalistes au départ mais qui désormais finissent broyés par une machine de plus en plus bureaucratique.

« À l’heure de la sortie, les parents et les enfants mêlés, on s’investit dans certaines activités, quelque chose se construit, quelque chose qui donne à l’école toute son importance. Les conteurs africains viennent souvent nous tenir en haleine, adultes et enfants rassemblés. L’école et la vie, complices. » Une autre époque.

Si la sensibilité de l’écrivaine affleure dans chaque anecdote, elle ne retient pas ses coups dès qu’elle évoque les politiques. Tout l’intérêt de ‘Tableau noir’ est là : faire comprendre au lecteur le gouffre entre le terrain et les technocrates aux manettes.

« Dans ‘l’école de la confiance’ du ministre actuel, j’entends tout le mépris pour les enseignants, cette façon perverse qui consiste à faire des parents des clients. Je connais la vieille rengaine de l’échec scolaire attribué aux seuls maîtres, une bande d’incapables qu’on voudrait, aujourd’hui, transformer en simples exécuteurs de programmes informatiques. »

Parfois, un jeune maître surgit, plein d’idées originales, pédagogue parfait, transformant sa classe maternelle en paquebot, entraînant les gosses dans un univers apprenant mais vivant. Mais combien de temps cet homme tiendra-t-il face à un ministre qui s’extasie sur une machine chinoise sur laquelle « un enfant apprend à écrire une lettre, un signe, et l’ordinateur, par une petite caméra, voit la qualité de ce signe » ?

À ses débuts, Michèle Lesbre avait repris la classe d’un vieil instituteur parti à la retraite. Il avait laissé marqué sur le grand tableau noir : « Je rends ce qu’on m’a prêté ». Demain, la machine chinoise révolutionnaire et ses algorithmes : que laissera-t-elle en héritage ? Le tableau restera-t-il noir, noir deuil ? Effacera-t-elle le souvenir d’une Christine Renon à bout de souffle ?

Un livre pour les enseignants, pour les parents, pour tous ceux qui s’interrogent sur la direction prise par notre société, de plus en plus encline à démolir, masochiste, toutes ses boussoles les unes après les autres.

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