L’OBS, Didier Jacob, jeudi 29 juillet 2021


Edna O’Brien dans l’intimité de James Joyce et Nora Barnacle

La romancière irlandaise fait le portrait étourdissant de Nora Barnacle et James Joyce, qui lui a insufflé son goût pour la littérature.

« J’étais étudiante en pharmacie à Dublin dans les années 1950, mais je mourais d’envie d’être écrivaine.” On voit la scène. A Dublin, que James Joyce avait quitté naguère “de peur de succomber au mal national, le provincialisme”, Edna, la rousseur même, la chevelure et puis les taches, entre dans une librairie et achète un livre de T. S. Eliot sur l’auteur de Finnegans Wake. Il lui en coûte quatre sous, pas un de plus. C’est peu payé pour la carrière, et le Nobel, qui s’ensuivirent. Car la voici maintenant dépucelée, la belle Edna, voici que la petite pharmacienne prête à une vie de comprimés, de suppositoires et d’ampoules, sent monter en elle une armée de mots en campagne et l’énergie qu’il faut pour défier Joyce sur son terrain. Moment clé, intense, où la romancière irlandaise comprend, ainsi qu’elle le raconte dans ce merveilleux récit, que “loin d’être chose noble et mystérieuse, la littérature n’est que le fatras du quotidien”.

“Les écrivains sont un fléau pour ceux avec qui ils cohabitent
Pour n’avoir vécu une seule journée sans ouvrir un livre de Joyce, l’auteur des Filles de la campagne se devait en tout cas d’accrocher, sur la cheminée de son œuvre, le portrait de l’écrivain irlandais. Mais, féministe comme on sait, Miss Edna a préféré inclure dans son récit la compagne de Joyce, Nora Barnacle, une jolie fille native de Galway que l’écrivain rencontre en 1904. Dans un texte étourdissant, qui fait songer aux somptueux récits de Pierre Michon sur Flaubert, Edna O’Brien ne raconte pas seulement le coup de foudre amoureux, la quête de l’avilissement par le sexe et la soif de libération par la débauche, les déboires conjugaux et les galères financières. Elle recharge un écrivain comme une batterie qui aurait perdu de sa capacité à émouvoir. Fulgurante évocation de leur errance en Suisse, où Joyce ramène chaque soir l’argent qu’il gagne en donnant des cours d’anglais à des officiers de marine autrichiens, pour chercher, au moins cher, une pension où se loger.

Et puis cette constatation, d’autant plus cinglante qu’Edna O’Brien sait bien de quoi elle parle : “Les écrivains sont un fléau pour ceux avec qui ils cohabitent. Ils sont présents, et en même temps, absents. Présents du fait de leur continuelle curiosité, de leur observation, de leur esprit de catalogue, de leur désir de voir en l’autre.”

C’est là toute la question : la vie de Joyce, leur vie de Joyce et de Nora, où se consume-t-elle ? Dans ses bras à elle, ou dans ses mots à lui ? »